Stuart Hampshire La justice est conflit

Extrait

Traduit de l’anglais par Salim Hirèche



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Cet extrait est tiré de: Stuart Hampshire, La justice est conflit

publié à Genève par les éditions markus haller, © 2011 éditions markus haller. Tous droits réservés.

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Préface

Depuis une trentaine d’années au moins, j’étais convaincu d’avoir fait fausse route en recherchant une théorie morale, ou un ensemble de propositions, qui puisse servir de justification ou de fondement à mes opinions et à mes attachements politiques, qui étaient, et qui demeurent, ceux d’un socialiste démocrate. Comme beaucoup d’autres, je pensais qu’on ne pouvait plus, compte tenu des événements politiques des cinquante dernières années, se fier à aucun sens apparent de l’histoire, ni à aucune des voies connues du progrès humain ; et il allait de soi que mes conceptions morales, et les attitudes politiques qui en découlaient, devaient changer, et sombrer dans un scepticisme et un négativisme profonds. J’ai fini par prendre conscience que mon attachement au socialisme et ma fidélité à la gauche politique n’étaient de loin pas déraisonnables ni difficiles à défendre, dans la mesure où ils trouvaient leur source dans les émotions que suscitaient en moi les maux persistants de la vie humaine, à commencer par la pauvreté, sous toutes ses formes modernes. Tels que je les défendais, mes opinions et mes attachements politiques ne se fondaient plus, même implicitement, sur aucune vision générale de la société idéale ou des vertus humaines essentielles, ni sur aucun principe universel de justice sociale. Ils se fondaient plutôt sur l’idée que certains maux particuliers, propres à des sociétés et à des époques particulières, sont remédiables. Pour trouver des raisons suffisantes d’agir en politique, on doit nécessairement se concentrer sur des cas particuliers, plus précisément sur des maux particuliers. Lorsque des libéraux ou des réformistes défendaient des principes généraux de justice sociale face à des traditionalistes ou à des conservateurs, leur discours semblait toujours circulaire, parce que les seuls critères de rationalité et d’acceptabilité qu’ils étaient prêts à reconnaître se trouvaient contenus dans les conclusions de leur propre argumentation.


Une autre raison m’a amené à reconsidérer les arguments sur lesquels je m’appuyais pour expliquer et pour défendre mes attachements politiques ; cette raison réside dans le concept d’imagination. Petit à petit, en m’inspirant de la Scienza nuova de Vico et de la Critique de la faculté de juger de Kant, ainsi que de ma propre expérience, j’en suis arrivé à la conclusion suivante : dans le domaine de l’éthique et de la politique, on devrait toujours accorder la même importance à l’imagination et à l’intellect, les deux fonctions et les deux formes distinctes et complémentaires de la pensée. Du point de vue du sens commun, cette conclusion peut apparaître comme une simple évidence ; pourtant, elle n’est pas conforme aux principales traditions de la philosophie politique. On peut présenter les deux fonctions de la pensée, et les deux modes de pensée qui leur correspondent, sous la forme d’une opposition : l’imagination, créative et non méthodique, contraste avec l’intellect, critique et méthodique. Il existe une variété infinie de conceptions du bien, de la vie sociale idéale, de la vertu individuelle et de l’excellence, qui sont autant de sources de divisions, et qui sont ancrées dans l’imagination et la mémoire des individus, et dans l’histoire des cités et des États. Toutefois, comme l’avait compris Hobbes, la politique a pour objectif propre de protéger les individus des maux perpétuels de la vie humaine – la souffrance physique, les ravages et les mutilations de la guerre, la pauvreté et la famine, l’esclavage et l’humiliation. Cette protection doit provenir de procédures de négociation rationnelles et universellement acceptables, et des processus intellectuels qui sous-tendent la confrontation des arguments et qui mènent au compromis.


Les grands maux de la vie humaine sont vraiment perpétuels ; lorsque les auteurs de l’Antiquité nous décrivent les ravages de la guerre, la tyrannie, les massacres et les famines, nous avons l’impression de lire un journal du XXe siècle. Ces maux, contrairement aux visions de l’ordre social idéal, ne sont pas culturels. Toute personne les percevra immédiatement comme des maux, quel que soit son mode de vie et quelles que soient ses conceptions morales. Le mot « sentiment » et le concept de sentiment jouent ici un rôle essentiel. Beaucoup de maux – par exemple, l’injustice de la répartition des biens – ne sont pas immédiatement ressentis comme des maux : on doit d’abord, arguments à l’appui, les déclarer et les dénoncer comme tels. En revanche, la misère, la maladie, la souffrance physique et la douleur du deuil sont immédiatement ressentis comme des maux par toute personne dotée d’une sensibilité normale, à moins qu’elle n’ait été détournée de ses émotions naturelles par une théorie capable de justifier de tels maux – en les attribuant, par exemple, à la volonté divine.


Progressivement, au travers d’une série de livres, j’ai appris à reconnaître et à apprécier toute la force de cette thèse de Hume : « La raison est, et ne peut qu’être, l’esclave des passions. » Une fois traduite dans le langage de la philosophie contemporaine, cette thèse devient : « En philosophie morale et politique, chacun recherche des prémisses dont il puisse inférer des conclusions qu’il a déjà admises pour des raisons indépendantes de son argumentation : ses propres sentiments et ses propres attachements. » Nous avons peine à reconnaître que nos sentiments personnels, purement contingents, puissent constituer le point d’arrivée de nos réflexions et de nos débats sur les exigences ultimes de la justice sociale. Et pourtant, aujourd’hui, je suis pratiquement certain qu’ils en sont le véritable point d’arrivée. Ce livre est le résultat et le prolongement de ces réflexions.


Je tiens à remercier les personnes suivantes pour leur aide et leurs encouragements : T. M. Scanlon, Nancy Cartwright, Bernard Williams, Joshua Cohen, Dennis Thompson, Stephen de Witze, Debra Satz, Avishai Margalit, Giorgio Giorgini et les responsables de la Western Division de l’American Philosophical Association (Division Ouest de l’Association américaine de philosophie). Je remercie également les administrateurs fiduciaires de la Tanner Foundation (Fondation Tanner), qui ont institué les Tanner Lectures on Human Values (Conférences Tanner sur les valeurs humaines), et l’Université de Harvard, qui m’a invité à donner deux conférences de cette série durant l’année 1996-1997. Ce livre est une version largement augmentée de ces conférences.

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