Jonathan Steinberg, Pourquoi la Suisse ? Un pays improbable

Extrait

Chapitre 1 : Pourquoi la Suisse ?

[…]
Je vais maintenant présenter trois facettes de la réalité suisse, choisies plus ou moins au hasard parmi les divers exemples de la singularité helvétique. L’observation attentive de tel aspect de la vie publique suisse vient confirmer un particularisme extrême : les divisions sont elles-mêmes subdivisées, au point que la vie acquiert ici une dimension « cellulaire ». En revanche, la propreté des rues est un phénomène qui se retrouve partout dans le pays, du nord au sud et de l’est à l’ouest. Une bonne dizaine de réglementations fédérales, toutes respectées, décrivent comment il convient de se débarrasser de ses déchets. Le mode de scrutin est sans doute le plus alambiqué du monde. L’électeur peut rayer des noms, voter deux fois pour le même candidat, ou inclure dans la liste des noms empruntés à une autre liste électorale. Comment repérer, sur un territoire aussi composite, des structures comportementales récurrentes à l’échelle nationale ? Comment les strates complexes qui forment l’identité (langue, région, religion, parti, classe sociale, profession, âge) peuvent-elles être conciliables dans l’esprit des Suisses ? Cette question gagne en importance, car l’évolution rapide du monde environnant affecte la complexité des pratiques suisses. Ces changements ont fait naître des doutes quant à la survie même de l’identité suisse — certains parlent d’« exception suisse » (Sonderfall Schweiz), même si cette formulation est aujourd’hui très contestée dans la vie publique.

La Suisse est le lieu idéal pour observer un certain nombre de problèmes européens. Assez petite pour être étudiée en profondeur, assez singulière pour offrir un abrégé de la vie européenne dans son ensemble, la Suisse est un pays assez avancé pour s’intégrer pleinement à toutes les tendances de l’époque. Regarder comment les Suisses vivent la culture de masse, les transports modernes, les changements technologiques, l’inflation, l’urbanisation, la croissance démographique, la sécularisation, la pollution de l’environnement et la violence de groupes extrémistes, c’est voir se dérouler sur une petite scène ce qui attend l’Europe sur une plus large scène. La « suissitude » de la Suisse peut-elle s’adapter au nivellement généralisé de notre époque ? Si c’est le cas, il y a lieu d’espérer que l’Europe du xxie siècle n’a pas étouffé les caractéristiques nationales sous la grisaille de sa bureaucratie. Une identité particulière sera toujours le trait essentiel de l’identité européenne, tout comme la particularité de la Suisse reste la plus frappante de ses caractéristiques générales.

Fait curieux, la plupart des étrangers ne savent presque rien de la Suisse. Le pays attire de nombreux visiteurs, mais reste très mal connu. La Suisse a deux visages : d’un côté, une surface lisse, impassible, respirant l’efficacité, que le touriste croise sans même la remarquer ; de l’autre, une surface intérieure à la fois riche et tumultueuse que le touriste ne voit jamais. Si l’on demande au premier venu de décrire la Suisse en quelques mots, il proposera sans doute les termes suivants : « beau pays », « vie chère », « efficacité » et « ennui ». J’ai si souvent entendu mentionner ce dernier mot qu’il m’est arrivé à maintes reprises, pour me faire entendre, de répondre : « Mais enfin, la Suisse est un pays passionnant ! » Et pourtant, il suffit que j’en mentionne le nom pour perdre l’attention de mes interlocuteurs. Alors que je donnais un cours sur l’histoire de l’Europe au XIXe siècle, j’ai un jour annoncé que je comptais consacrer la séance suivante à la guerre civile suisse : voilà comment j’ai perdu la moitié de mon auditoire. Non seulement les examens ne comportent jamais de question relative à la Suisse, mais même une guerre civile, pour peu qu’elle soit suisse, devient ennuyeuse.

Tout cela repose en partie sur des préjugés, qui du reste ne datent pas d’aujourd’hui. En 1797, un Chateaubriand exilé notait déjà cruellement : « Neutres dans les grandes révolutions des États qui les environnaient, ils s’enrichirent des malheurs d’autrui, et fondèrent une banque sur les calamités humaines. » L’année suivante, les troupes révolutionnaires françaises renversaient la vieille Confédération helvétique, et la révolution suisse commençait. Chateaubriand aurait dû patienter un peu. Comme tant d’autres étrangers, il a choisi de généraliser — parce que la Suisse semble parfois immuable. Parmi ceux qui affirment avec assurance qu’il ne se passe jamais rien en Suisse, combien reconnaîtraient le tableau qu’en brossait en 1845 le prince Metternich, chancelier d’Autriche ?

La Suisse présente l’image la plus complète d’un corps politique en voie de décomposition sociale. […] La Suisse est aujourd’hui la seule République en Europe, et elle sert de port franc aux fauteurs de désordres de tout genre. […] Au lieu d’améliorer sa situation par des voies normales, la Confédération passera par toutes sortes de secousses et de bouleversements, et formera, pour elle comme pour ses voisins, une source intarissable de désordres moraux et matériels.

Si la Suisse est si mal connue à l’étranger, c’est aussi parce qu’elle ne se laisse pas appréhender facilement. Des siècles de tourisme ont laissé des marques, et il est indéniable que les Suisses ne se dévoilent pas volontiers face à des étrangers. On peut habiter des années entières dans une ville de ce pays sans jamais être invité chez des Suisses. La ville de Genève est connue pour cette particularité sociale, mais elle n’est pas la seule. D’innombrables barrières empêchent la simplicité des rapports. La Suisse est également difficile à connaître intellectuellement, car elle recèle bien des mystères et autres complications. Voyez la question des frontières. Comment une ligne artificielle, tracée au beau milieu d’un paysage rural ou signalée sur un pont, peut-elle ainsi tout changer — argenterie, cuisine, odeurs, coutumes, façades des immeubles, et ainsi de suite ? Pour l’amateur de frontières, la Suisse est un petit paradis. Il suffit de franchir la frontière linguistique du canton de Fribourg (que nul panneau ne signale), sur la route menant de Berne à Fribourg, pour que les rues changent d’aspect. Nous sommes ici en territoire francophone. Comment concevoir ces barrières invisibles qui semblent couper en deux des quartiers par ailleurs identiques ? Il est compliqué d’apporter une réponse à de telles questions, d’autant que celles-ci ne sont pas toujours clairement énoncées.

Comprendre la Suisse est si difficile que peu s’en donnent la peine. Pourtant, cette tâche importe plus qu’il y a vingt ans. La Suisse est le premier pays à avoir rejeté l’Union européenne par une initiative populaire contre l’immigration de masse, le 9 février 2014 ; cette initiative contrevient au principe de liberté de circulation des personnes au sein de l’Union européenne, mais aussi au traité bilatéral de 1999 entre la Suisse et l’UE. Ce retournement spectaculaire, qui s’est produit plusieurs mois avant l’émergence troublante de partis anti-européens lors des élections pour le Parlement européen, est bien plus radical que les projets du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni ou de tout autre parti anti-européen. De fait, le peuple souverain a fait plonger la Suisse dans une crise grave.

Le 20 juin 2014, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a donné une conférence de presse pour expliquer la décision officielle du Conseil fédéral. Autre singularité suisse, celui-ci est présidé par un conseil de sept « sages » dans le cadre d’une structure constitutionnelle à l’américaine (nous y reviendrons au chap. 3). Le quotidien suisse de référence, la Neue Zürcher Zeitung, citait la conseillère en ces termes :

La ministre de la Justice Sommaruga a informé la presse que la clause constitutionnelle adoptée le 9 février [à 50,3 % des voix] doit être appliquée sans discuter. Si l’on peut envisager une certaine souplesse dans son application, il n’est pas question que chacun fasse comme il l’entend. Si les citoyens ne peuvent être certains que l’on respecte les résultats du vote, c’est la démocratie elle-même qui se trouve menacée. C’est pourquoi il faudra appliquer cette initiative aussi littéralement que possible. Il faudra donc revoir l’accord sur la liberté de déplacement. Sommaruga a déclaré que le processus national et européen qui s’engage comporte de nombreux impondérables. « En toute honnêteté, nous ne savons pas où cela mènera », a-t-elle ajouté.

Cette crise a vu le jour à cause du processus remarquable qui a permis au peuple de prendre part à la Constitution suisse, et que je tenterai de décrire plus loin dans le livre. Ces remarques m’ont semblé très émouvantes. Voilà un Conseil fédéral soucieux d’appliquer la volonté du peuple. Quand j’ai annoncé cette interprétation assez patriotique au cours d’un déjeuner à Avenir suisse (un important groupe de réflexion), la plupart des convives m’ont regardé avec commisération. N’avais-je donc pas compris qu’il s’agissait là de pure tactique ? Ma foi, non. La Suisse a acquis une importance que je ne mesurais pas quand je me suis lancé dans la révision de mon livre. Du fait de leur complexité, les institutions suisses permettent de voir, en conditions de laboratoire, si une démocratie peut survivre aux tensions qu’impose un monde en pleine mutation. Pour bien comprendre la Suisse, il faut commencer par étudier son histoire : c’est là que l’on trouvera les éléments qui expliquent sa robustesse et sa complexité. Comme le note Samuel Johnson, nous avons tout à gagner à prendre la Suisse au sérieux :

Que ceux qui méprisent la valeur des Suisses nous expliquent par quel merveilleux stratagème, ou par quelle heureuse conciliation d’intérêts, il se fait que, dans un corps composé de différentes communautés et de différentes religions, il n’y ait aucun trouble civil, bien que le peuple soit si guerrier que de nommer une armée c’est pour eux comme de la lever.

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