Ignacio Martinez de Pison L'encre et le sang

Extrait

 

Traduit de l’espagnol par Amélie Fourcade

 

Notice de copyright

Cet extrait est tiré de: Ignacio Martínez de Pisón, L’encre et le sang: Histoire d’une trahison; publié par les éditions markus haller; © 2009 éditions markus haller. Tous droits réservés.

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J’appris l’existence de José Robles Pazos dans un ouvrage de la fin des années soixante-dix intitulé John Dos Passos : Rocinante pierde el camino. S’appuyant essentiellement sur les écrits du romancier américain, son auteur, l’Argentin Héctor Baggio, y dépeignait la relation de Dos Passos avec l’Espagne jusqu’à la guerre civile qui s’avéra par la suite si déterminante dans sa vie et son œuvre. Dans ce livre, le personnage de Robles est une figure quelque peu floue et secondaire ; seule sa fin tragique finit par conférer au récit de son amitié avec Dos Passos une dimension inattendue. La curiosité me conduisit à suivre la piste de cette amitié à travers d’autres lectures. J’allai à la recherche de nouveaux témoignages, d’informations nouvelles, qui à leur tour débouchaient sur de nouveaux témoignages et informations. Bientôt, j’eus l’impression que c’étaient elles qui venaient à moi, qui me cherchaient. Cette curiosité de départ se mua alors en obsession et un beau jour je me surpris à tenter de reconstituer l’histoire depuis le début, dès la première rencontre de Dos Passos et Robles au cours de l’hiver 1916.

 


1


Pepe Robles, alors âgé de dix-neuf ans, étudiait la philosophie et les lettres à l’université de Madrid. Né à Santiago de Compostelle, il avait grandi dans la capitale, où son père, traducteur occasionnel de poésie galicienne, travaillait comme archiviste. En tant qu’étudiant, ses ressources devaient être assez modestes, mais de temps en temps il se permettait un bref voyage dans quelque ville des alentours. Lors d’une excursion à Tolède dans un wagon de troisième classe, il engagea la conversation avec un Américain d’à peine un an de plus que lui. Ils parlèrent peinture et poésie, puis allèrent admirer ensemble L’ Enterrement du Comte d’Orgaz. Très vite se tissèrent des liens d’amitié. Ils avaient en commun le goût des voyages et un intérêt pour la culture sous toutes ses formes. Et si Robles tentait d’améliorer son anglais, Dos Passos faisait de même avec l’espagnol. Les milieux universitaires dans lesquels tous deux évoluaient les rapprochaient également. La Residencia de Estudiantes et le Centro de Estudios Históricos, qui ne tarderaient pas à prendre de l’importance dans la vie de Robles Pazos, étaient déjà essentiels dans celle de Dos Passos. Celui-ci, avant de pouvoir habiter à la Residencia, logeait dans une pension proche de la Puerta del Sol et assistait au Centro de Estudios Históricos à des cours de langue et littérature espagnoles.


Seule la mort de Robles interrompit cette amitié. Dans The Theme Is Freedom, Dos Passos parle de Robles comme d’un « homme énergique, à l’esprit critique et curieux ». Dans La Belle vie, livre de mémoires écrit un demi-siècle après cette première rencontre, il le décrit comme un homme ironique et même mordant, disposé à rire de tout, excellant dans l’art de la conversation et dont la désinvolture le rapprochait davantage de l’esprit des romans de Baroja que de celui de ses amis de l’Institución Libre de Enseñanza. Ainsi, tandis que ces derniers considéraient la corrida comme un sujet tabou, Dos Passos se souvient combien Robles prenait plaisir à aller aux arènes et à dessiner les toreros. Robles était en outre un bon compagnon de voyage. Ensemble, ils eurent le temps de faire d’autres excursions avant que l’Américain, à la fin du mois de janvier suivant, ne reçoive un télégramme à la Residencia de Estudiantes, lui annonçant la mort de son père. Cette nouvelle l’obligea à faire ses valises pour retourner aux États-Unis. Dos Passos partit si précipitamment qu’il n’eut même pas l’occasion de saluer son ami en personne. Il le ferait par lettre à bord du Touraine. Dans cette lettre, la première de celles, nombreuses, qu’il écrirait à Robles et la seule écrite en français, il annonçait déjà son désir de retourner dès que possible en Espagne, pays qui l’avait « vraiment fasciné ».


En 1918, après avoir terminé ses études universitaires avec un mémoire sur Cervantes, José Robles commença à travailler comme professeur de littérature espagnole à l’Instituto-Escuela, qui dépendait de la Residencia. Durant les deux années scolaires suivantes, il concilia l’enseignement avec la fonction de collaborateur du Centro de Estudios Históricos. Ces deux activités devaient lui apporter une satisfaction personnelle supérieure à l’aspect économique. À cette époque, il vivait modestement, à tel point qu’à la fin du printemps 1920, quand il fut admis comme professeur à l’université Johns Hopkins de Baltimore, il n’avait même pas l’argent pour payer le voyage. Il fit alors appel à la Junta para la Ampliación de Estudios, auprès de laquelle il sollicita le 12 juin une aide de deux mille pesetas, « attendu que je ne dispose pas des moyens suffisants ». Sa demande était appuyée par le directeur du Centro de Estudios Históricos et la subvention lui fut octroyée le 5 du mois suivant.


L’ année d’avant, José Robles s’était marié avec Márgara Villegas, étudiante à la Escuela de Bellas Artes de San Fernando qui émanait de l’Institución Libre de Enseñanza. Ils formaient un beau couple : lui, grand, brun, beau garçon ; elle plus menue, brune également, au visage rond et empreint de douceur. Márgara était la sœur d’Amparo Villegas, célèbre actrice de l’époque, et le jeune couple profitait des invitations qu’elle leur procurait pour aller gratuitement au théâtre. Ils étaient parfois accompagnés de leur ami intime Maurice Coindreau, qui à l’époque étudiait à l’université de Madrid et quelques années plus tard traduira en français Divines paroles et Manhattan Transfer. C’est grâce à Robles que Coindreau fit la connaissance de Valle-Inclán et de Dos Passos. Le Français se remémorera sa première rencontre avec le romancier américain dans des entretiens pour France Culture, publiés sous le titre Mémoires d’un traducteur. Cette rencontre eut lieu à la bibliothèque de l’Ateneo. Désignant un « jeune homme dégingandé qui n’avait rien d’un Madrilène », Robles lui dit que cet homme courait sans cesse par monts et par vaux. Selon Coindreau, si Robles sollicita la place de professeur à l’université Johns Hopkins « c’était moins pour voir son salaire augmenter que pour connaître les États-Unis et revoir son ami Dos Passos ».


En mars 1920, alors qu’ils attendaient la réponse de l’université, Márgara et Pepe eurent leur premier enfant, Francisco (Coco). À la fin de cet été-là, ils s’installèrent à Baltimore.


Engagé au départ comme professeur auxiliaire (maître assistant) d’espagnol, Robles passa en 1922 au statut de professeur associé. Pendant ces premières années aux États-Unis, Robles et Dos Passos, qui avaient renoué amitié en Espagne entre la fin de l’année 1919 et le début de l’ année 1920, échangèrent une abondante correspondance. Dans l’une de ses lettres, Dos Passos saluait avec joie la nouvelle du déménagement de la famille Robles et se proposait de leur montrer la « nouvelle Babylone ». Dans une autre lettre, il décrivait Baltimore comme « très provinciale [sic], très typique, très ennuyeuse », une ville dont les habitants étaient réputés pour leur hospitalité.


Dans cette très provinciale, très typique et très ennuyeuse Baltimore, le couple Robles donna naissance en février 1924 à son deuxième enfant. Le parrain de la fillette ne serait autre que Maurice Coindreau, qui avait commencé à enseigner à l’université de Princeton. Márgara et Pepe donnèrent à l’enfant le prénom de Margarita, même si dès le départ ils l’appelèrent Miggie, comme une cantatrice qu’ils avaient connue au cours de l’un de leurs voyages en bateau. Ils vivaient alors dans une maison modeste de la rue Maryland, mais dès que leur situation économique le leur permit, ils emménagèrent dans un appartement un peu plus agréable sur la 25e Rue. Entre l’éducation des enfants et les obligations universitaires, les premières années passées aux États-Unis s’écoulèrent dans une apparente tranquillité. Pepe consacrait son temps libre à jouer du piano et à étudier le russe, car il avait l’intention de lire les classiques russes en langue originale.


À en juger par la correspondance de Dos, c’est ainsi que familièrement on appelait John Dos Passos, le Pepe Robles des années vingt ne manquait pas d’ambitions littéraires. Il travaillait depuis un moment à la rédaction d’un roman (« mon interminable roman »), et avait déjà écrit plusieurs poèmes et une pièce de théâtre qu’il rêvait de présenter un jour à Madrid. Dans ses lettres5, Dos commentait en termes élogieux les extraits que Pepe lui donnait à lire. Il lui parlait de ses problèmes économiques et de son mauvais état de santé, de ses voyages et de ses difficultés à trouver un logement à New York, de ses propres progrès comme écrivain et de ses lectures. Dos montrait alors que son intérêt pour l’actualité culturelle espagnole ne déclinait pas. Dans une lettre de 1924, il s’inquiétait de l’exil d’Unamuno à Fuerteventura ; dans une autre lettre datée de 1926, il exprimait son enthousiasme pour Les cornes de Don Friolera de Valle-Inclán, un auteur dont les œuvres précédentes « ne [lui] avaient plu que modérément »… Le plus surprenant est sans doute qu’il avait lu, dès 1924, « un livre de poésies d’un Argentin, Jorge Luis Borges, qui me semblent bonnes, quoique peut-être empreintes de lourdeur et de métaphysique ». Les lettres de Dos Passos apportent aussi des informations sur le quotidien de la famille Robles, comme l’état de santé fragile de Márgara peu avant la naissance de Miggie ou l’appendicite de Coco en 1926. L’écrivain américain plaisanta précisément au sujet de cette opération : « Il va falloir te mettre à écrire des comédies comme les frères Quintero pour devenir riche si tes enfants suivent la mode en matière d’opérations. Cette année, les ulcères à l’estomac sont ce qui se fait de plus chic. »


Entre avril 1927 et janvier 1928, Pepe Robles collabora à La Gaceta Literaria, qui était alors le principal moyen d’expression des jeunes écrivains espagnols (et de quelques hispanophiles étrangers, comme Coindreau). Robles était responsable d’une section intitulée « Livres yankees », dans laquelle il rapportait l’actualité littéraire américaine, souvent agrémentée de ses propres illustrations. Ses premières recensions, d’avril et juin 1927, furent consacrées à Manhattan Transfer de Dos Passos et à Le soleil se lève aussi de Hemingway, et on peut affirmer avec quasi-certitude qu’il s’ agissait là des premières informations publiées en Espagne sur l’œuvre de ces deux écrivains.


Les Robles avaient coutume de passer les longues vacances universitaires à Madrid. Ils voyageaient de Baltimore à New York, où ils logeaient dans l’appartement de Dos. De là, ils embarquaient à bord d’un transatlantique à destination des ports de Vigo ou du Havre. Au retour, ils passaient également chez Dos. Dans cet appartement, ils retrouvaient parfois Maurice Coindreau qui, peu après la publication de Manhattan Transfer, travaillait déjà à sa traduction et se rendait fréquemment à New York pour faire part de ses questions à l’auteur. On peut aisément imaginer que c’est lors de l’une de ces rencontres que Pepe et Márgara eurent l’idée de traduire les livres de Dos en espagnol. À la fin de la décennie, ils consacrèrent une partie de leur temps à cette entreprise. Tandis que Pepe traduisait Manhattan Transfer, le roman le plus emblématique de Dos Passos, Márgara faisait de même avec Rossinante reprend la route, un recueil de textes dans lesquels l’Américain restitue ses premiers voyages en Espagne.


Les deux œuvres furent publiées par la jeune maison d’édition Cenit, politiquement très orientée à gauche. Cette même maison d’édition intégra à son catalogue les autres traductions que le couple réalisa à l’époque : celles que Márgara fit de trois romans aujourd’hui oubliés de Michael Gold, Julia Peterkin et Edwin Seaver, et celle que Pepe effectua de Babbitt de Sinclair Lewis. Très vite, il y eut une seconde édition de Manhattan Transfer, qui comportait un prologue du traducteur où Robles Pazos, montrant par ailleurs une connaissance approfondie de l’œuvre littéraire de Dos Passos, décrivait son ami comme un homme de « six pieds de haut, dégingandé, myope », un voyageur curieux et infatigable, un « radical jusqu’à la moelle » qui avait de la sympathie pour les causes de gauche.


Robles était également un homme de gauche, même s’il ne s’affilia jamais à une organisation politique quelle qu’elle fût. Son fervent républicanisme l’avait d’ailleurs éloigné d’une partie de sa famille, monarchiste et conservatrice. La fuite d’Espagne d’Alphonse XIII et la proclamation de la Deuxième République furent sans doute accueillies avec une grande allégresse dans le foyer des Robles à Baltimore. Cet été-là, Robles visita la nouvelle Espagne républicaine. C’est certainement à cette occasion que, grâce à un juif du nom d’Estrugo qu’il avait connu aux États-Unis, Robles se lia d’amitié avec l’écrivain Francisco Ayala qui avait publié une recension de Manhattan Transfer dans la Revista de Occidente. Avec Ayala, sa propre famille et celle de José Estrugo, Robles se rendit une nouvelle fois à Tolède. Dans ses mémoires, Ayala évoque son « rire prompt et franc et un regard où se reflétait sa bonté innocente ».


Au cours de l’année universitaire suivante, 1931-1932, Robles Pazos prit une année sabbatique, qu’il passa naturellement à Madrid avec sa famille. Cette année-là, ils vécurent dans un appartement en location près des arènes de la rue d’Aragón, où l’on pouvait encore assister à des corridas jusqu’à leur fermeture en 1934. Ils pouvaient d’ailleurs les voir depuis leurs fenêtres. Pepe Robles, homme bavard et plein de vitalité, fidèle en amitié, goûtait les tertulias dans les cafés. « Il n’y a rien de plus fécond que de perdre son temps, et pour perdre son temps aucun endroit comme le café », écrira-t-il des années plus tard. Sa théorie sur les tertulias va plus loin : « Le café est le refuge de la sincérité. Les conventions sociales nous contraignent à mener une vie plus ou moins fictive durant toute la journée, mais vient l’heure de la tertulia, toujours attendue avec impatience, et nous pouvons alors laisser échapper toutes les vérités qui nous passent par la tête. »


Pepe avait coutume d’aller seul dans les cafés, même si parfois Márgara l’accompagnait. Ils confiaient alors Coco et Miggie à la garde d’une nourrice. Des différentes tertulias, celle que Pepe fréquentait le plus était celle de La Granja del Henar, dans la rue d’Alcalá. C’est là qu’il se lia d’amitié avec des écrivains comme Valle-Inclán, León Felipe ou Ramón J. Sender, avec lesquels, quand le temps le permettait, il partageait un guéridon à la terrasse du café. Il arrivait fréquemment que la conversation se poursuive dans l’appartement des Robles. Il n’était pas rare de trouver dans leur salon Valle-Inclán (que plus d’une fois Robles dut secourir pécuniairement) et León Felipe (qui aspirait à occuper un poste de professeur dans une université américaine et qui plus tard correspondrait avec Pepe en quête de conseils), mais aussi des poètes comme Rafael Alberti, des traducteurs comme Wenceslao Roces ou des éditeurs comme Rafael Giménez Siles, fondateur et responsable des éditions Cenit.


Dans ces années-là, Dos Passos conservait ses habitudes déjà notoires de voyageur impénitent. Bien qu’en 1930 il ait établi sa résidence à Provincetown, dans le Massachussetts, il ne perdait aucune occasion d’embarquer avec sa femme pour l’Europe ou l’Amérique centrale. Key West, en Floride, était une autre de ses destinations préférées. Il avait coutume d’y retrouver l’un de ses meilleurs amis de l’époque, Ernest Hemingway. À Key West, grâce à Hemingway, il avait fait la connaissance en 1928 de Katy Smith, qui fut sa compagne d’infortune jusqu’à ce qu’elle trouve la mort dans un accident de la route presque vingt ans après.


De retour aux États-Unis, la famille Robles loua à Provincetown une maisonnette où passer les vacances. Proche de la plage et de la résidence de Dos Passos, elle disposait d’un petit jardin. Comme il fallait s’y attendre avec quelqu’un comme Pepe Robles, ce fut un été de longues tertulias nocturnes avec Dos Passos et Katy, autour desquels se réunissait d’ordinaire un petit groupe d’écrivains et d’artistes. Parmi eux, se trouvait le critique littéraire le plus illustre de l’époque, Edmund Wilson, qui séjournait régulièrement dans une vieille maison face au port. En dehors de sa présence aux tertulias, Wilson consacra l’été à la rédaction de la pièce de théâtre Beppo and Beth et à une aventure extraconjugale dans laquelle il s’embarqua, profitant de l’absence de Margaret, sa deuxième épouse (qui trouverait d’ailleurs la mort dans un accident stupide en septembre de la même année). Les notes extraites des carnets de Wilson permettent d’imaginer comment les Robles passèrent ces vacances : promenades près du phare de Long Point, pique-niques sur la plage, sorties en mer avec les pêcheurs de Truro, probable présence au tournoi local de tennis… Si dans ces carnets le nom de Robles n’est pas mentionné, il apparaît en revanche à quelques occasions dans sa correspondance. Dans une lettre de janvier 1940, il le décrit comme un homme clairement de gauche et doté d’un excellent caractère. Les liens d’amitié avec Dos continuaient à se resserrer. Quand ce dernier rendait visite à la famille Robles, les enfants s’amusaient particulièrement de sa distraction permanente. Une fois, il réussit à oublier un morceau de fromage entre les pages d’un livre.


Dos étant constamment en déplacement, sa relation avec Robles restait souvent limitée à un échange épistolaire. Presque toutes les lettres de l’époque annoncent précisément des rencontres futures à Baltimore ou New York. Néanmoins, au début de l’année 1933, Dos dut pour des raisons économiques res•treindre ses déplacements. Tandis qu’il prévoyait de nouveaux voyages en dehors des États-Unis, il rendit visite à la famille Robles fin janvier à Baltimore. Ils se virent à nouveau deux mois plus tard, quand le romancier accompagna Katy à Baltimore où elle devait se faire enlever les amygdales. Le fait que le docteur Horsley Gantt, vieil ami de Dos, ait intégré l’université Johns Hopkins comme professeur pesa sur la décision de choisir Baltimore comme lieu de l’intervention. L’ opération se déroula sans problème, mais la convalescence de Katy coïncida avec l’une des crises habituelles de fièvre rhumatismale de Dos Passos. Le romancier fut ainsi contraint d’occuper le lit d’hôpital que Katy venait de libérer et resta hospitalisé plusieurs semaines. Il consacra cette période à lire À la recherche du temps perdu et à cultiver quelques-unes de ses amitiés. Il y avait entre autres Robles, mais également Edmund Wilson et Francis Scott Fitzgerald, dont la femme, Zelda, suivait le traitement d’Adolph Meyer, avec qui Gantt collaborait. Très peu de temps après, Pepe fréquenta Hemingway durant l’été qu’ils passèrent en Espagne, de même que Dos et Katy.


La famille Robles vivait désormais tout près de l’université, sur l’avenue Guilford, n° 3221, au deuxième étage d’un immeuble qui en comptait trois. Chaque année, les Robles attendaient avec impatience de retourner à Madrid pour les vacances. Ils firent pourtant une exception durant l’été 1934, quand une université mexicaine engagea Pepe pour donner un cours de littérature espagnole. La famille voyagea à bord du Morro Castle, qui faisait la liaison entre le port de New York et ceux de La Havane et de Veracruz. À la fin de leur séjour, alors qu’ils devaient retourner à Baltimore par le même bateau, ils décidèrent au dernier moment d’emprunter la route pour profiter du paysage. Cette décision leur sauva probablement la vie. Ils rejoignirent la frontière en train et de là prirent un bus de la société Greyhound qui effectuait de nombreuses haltes. À l’un de ces arrêts, Pepe descendit pour se dégourdir les jambes et acheter des cigarettes. Au bout d’un moment, sa femme et ses enfants le virent revenir le visage altéré. Il venait d’apprendre qu’au matin de ce même jour, le 8 septembre, le Morro Castle avait pris feu au large des côtes du New Jersey. Le bilan des victimes fut de cent trente quatre morts.


À la fin de cette année et au début de la suivante, Dos Passos, souffrant à nouveau de fièvre rhumatismale, fit un séjour à Key West avec Katy. De là, il écrivit plusieurs lettres à Pepe Robles dans lesquelles il lui parlait de sa récente expérience comme scénariste de La Femme et le Pantin de Josef von Sternberg (« ça ne vaut pas la peine de passer ses journées à imaginer Marlene Dietrich en parodie d’Espagnole ») et l’encourageait à leur rendre visite avec sa famille. Il ne semble pas qu’une telle visite ait pu se faire, peut-être en raison des obligations universitaires de Robles qui conciliait alors l’enseignement avec la recherche académique.


Son érudition l’avait amené à se spécialiser dans le théâtre classique espagnol. En 1935 parurent son édition du Cancionero teatral de Lope de Vega, publiée par les presses universitaires Johns Hopkins, et un article de la revue Modern Language Notes sur la date de rédaction de Fuenteovejuna. En janvier de la même année, parut une de ses œuvres de moindre ambition mais plus distrayante intitulée Cartilla española. Ce recueil de textes en espagnol, comportant des exercices et du vocabulaire, était destiné aux étudiants américains apprenant cette langue. Ce volume offrait un aperçu plaisant des coutumes, de l’histoire et de la culture espagnoles. Ses illustrations, œuvre de Robles lui-même, confirmaient l’agilité et la spontanéité du coup de crayon que Dos Passos avait déjà pu constater vingt ans auparavant.


Cartilla española reçut un accueil suffisamment favorable pour que Pepe se décide à préparer un nouveau volume doté des mêmes caractéristiques. Son titre, légèrement nostalgique, devait être Tertulias españolas. Au printemps 1936, le texte et les dessins étaient déjà terminés, mais José Robles ne verrait jamais ce livre édité. Début juin, comme les années précédentes, il ferma son appartement de l’avenue Guilford et partit en Espagne avec sa famille pour profiter des vacances. Il avait l’habitude de louer un appartement à Madrid durant les mois d’été, mais cette année-là un ami proche qui avait temporairement quitté la ville lui laissa son appartement de la rue Menéndez y Pelayo. Robles avait pris dans ses bagages le texte et les dessins originaux, auxquels il avait l’intention d’ajouter les parties indispensables de vocabulaire et d’exercices. Le déclenchement de la guerre civile l’en empêcha. Après la détention de Pepe en décembre de la même année, Márgara Villegas conserva le manuscrit intact. Récupéré par un professeur de l’université de Cincinnati et complété par un autre professeur de l’université de Princeton, il fut publié comme « un hommage au vaillant et estimé auteur de Cartilla española ». Peut-être n’est-ce pas un hasard si le prologue du volume, signé par F. Courtney Tarr, est daté du 14 avril 1938, date anniversaire de la proclamation de la Deuxième République, un détail qui aurait sûrement plu à l’auteur du livre.


Qu’était-il advenu de Robles Pazos ? Au moment du soulèvement, il obtint une autorisation temporaire de l’université Johns Hopkins pour rester en Espagne et se mettre au service du gouvernement légitime. Ce dernier, nécessitant une aide extérieure et abandonné par les puissances européennes presque dès les premiers jours, accueillit durant le mois d’août les premiers conseillers militaires soviétiques. Ils étaient placés sous la haute autorité de Yan Berzin, qui jusque-là avait dirigé le service de renseignement militaire (GRU). L’ une des figures insignes de ce service était le général Vladimir Gorev, attaché militaire et principal agent du GRU à Madrid. Les conseillers étaient accompagnés d’un groupe conséquent d’interprètes, dont l’Argentino-Russe Adelina Abramson. Dans son livre, Mosaico roto, écrit en collaboration avec sa sœur Paulina, le nombre de traducteurs envoyés par Moscou s’élève à deux cent quatre.


L’historien Daniel Kowalsky précisa que sur les presque quatre cents soviétiques présents en Espagne au début du mois de novembre 1936, seuls quatorze appartenaient au contingent des traducteurs. Aussi les difficultés de communication entre certains militaires russes et leurs collègues républicains donnèrent-elles lieu à plus d’une situation absurde. À Moscou, les futurs interprètes, dont un petit nombre seulement était familier de la langue, recevaient des cours intensifs et se préparaient à partir. En attendant, les Russes avaient recours en Espagne à des traducteurs disponibles sur place. Parmi eux se trouvait José Robles qui, comme nous le savons, avait quelques connaissances de russe.


Vladimir Gorev parlait anglais et français. Durant la majeure partie des quinze mois qu’il passa en Espagne, son interprète habituelle (et aussi sa maîtresse, selon les sœurs Abramson) fut Emma Wolf. Mais avant qu’elle n’arrive, Pepe Robles dut servir d’interprète à Gorev, ce qui l’obligea à fréquenter le siège principal des conseillers soviétiques, installé d’abord à l’hôtel Alfonso, sur la Gran Vía, puis au Palace, sur la Plaza de las Cortes. Sur des feuilles à l’en-tête de cet hôtel, Robles écrivit quelques lettres à Henry Carrington Lancaster, chef du département des langues romanes de l’université Johns Hopkins, dans lesquelles il essayait de le rassurer sur la situation de la République : « Ne croyez pas les exagérations de la propagande fasciste. Nous allons bien et les choses vont s’arranger. »


Homme insouciant et calme, fumeur de pipe invétéré, Vladimir Gorev avait la sympathie des Madrilènes et jouissait d’un prestige militaire indiscutable. À quarante ans à peine, il était le général le plus jeune de l’Armée rouge. L’écrivain Arturo Barea le décrit dans La forja de un rebelde comme un homme « blond, grand et fort, aux pommettes saillantes, le regard glacial », courtois dans ses rapports avec les officiers espagnols, mais dur et froid quand il s’agissait de discuter des questions militaires. Bien que l’activité des conseillers soviétiques se soit déroulée principalement au Palace, Gorev disposait également d’un bureau au palais de Buenavista, siège du ministère de la Guerre situé à l’intersection d’Alcalá et de Recoletos. Il était constamment en contact avec le commandant Manuel Estrada, chef du haut état-major. Parmi les documents secrets déclassifiés après l’effondrement de l’Union soviétique, se trouve un rapport d’André Marty, chargé d’organiser les Brigades internationales. Il y décrit l’ambiance du ministère, dans lequel n’importe qui pouvait entrer « sans être arrêté ni fouillé ». Au grand dam de Marty, la réception du ministère était un continuel va-et-vient d’officiers en visite, de travailleurs syndicaux qui traitaient avec entrain d’affaires confidentielles et de fonctionnaires qui dic•taient n’importe où à leurs dactylographes. Il fut scandalisé de constater que les femmes du Secours rouge entraient dans le bureau du ministre Largo Caballero sans demander la permission.


L’ opinion que les conseillers soviétiques s’étaient forgée des militaires républicains ne pouvait être pire. Ils les pensaient incapables de gagner la guerre par eux-mêmes. La confusion et l’indiscipline qu’ils percevaient au sein du ministère lui-même n’étaient que des symptômes de l’improvisation et du désordre qui régnaient dans les milices populaires. Gorev ne faisait pas exception. Dans les rapports signés de son nom de guerre (Sancho) qu’il envoyait à Moscou, il parlait ouvertement de la méfiance que lui inspiraient Estrada et, surtout, le général Asensio, sous-secrétaire du ministère et commandant en chef du front du centre. Gorev soupçonnait ce dernier, protégé par Largo Caballero, de recevoir des instructions de Franco et pensait que, si un jour il parvenait à évincer Estrada de la tête du haut état-major, les choses ne pourraient qu’empirer. Quoi qu’il en soit, les querelles incessantes entre Estrada et Asensio ne bénéficiaient pas à la République et les militaires soviétiques, soucieux d’amoindrir le pouvoir de Largo Caballero, commencèrent très tôt à s’en prendre à son homme de confiance.


Gorev était tellement pris par les petites conspirations et les obligations propres à sa charge que ses journées de travail se prolongeaient de midi jusque très tard dans la nuit, ce qui l’empêchait très souvent de s’approcher du front. Il déléguait certaines affaires de routine à Yosif Ratner, attaché militaire qui travaillait la moitié de la journée à l’état-major et que ses collègues connaissaient sous le nom de Juan. Pour d’autres questions, il s’en remettait à Robles Pazos, qui reçut en son nom l’attaché militaire américain quand ce dernier rendit visite à Gorev pour lui demander des renseignements. Robles avait le grade de lieutenant-colonel, mais son attachement aux valeurs civiles le poussait à ne jamais porter l’uniforme, détail qui ne pouvait que déplaire à ceux qui, à l’instar d’André Marty, trouvaient scandaleux que la secrétaire du ministre de la Guerre ne soit pas une militaire mais une travailleuse syndicale. Robles éveillait également la méfiance car son frère Ramón, officier de l’armée, avait refusé de collaborer avec les milices alors qu’il se trouvait à Madrid au moment de la rébellion. Dans les années soixante, le frère de Pepe parviendrait au grade de capitaine général de la 9e région militaire.


Début novembre, les troupes de Franco avaient atteint les rives du Manzanares et la chute de Madrid, qui faisait l’objet de bombardements ininterrompus, paraissait imminente. Le 4, le conseil des ministres décida de déplacer le gouvernement à Valence. Quatre jours après, les ministres se trouvaient déjà dans la nouvelle capitale de la République et leurs collaborateurs les plus proches préparaient à toute vitesse le déménagement de leurs bureaux madrilènes. Le socialiste Julián Zugazagoitia laissa un témoignage écrit des conditions dans lesquelles s’effectua l’évacuation du ministère de la Guerre, avec des ordonnances qui, craignant d’être surpris par l’ennemi dans leur travail, « vidaient les classeurs, chargeaient des cartons, déplaçaient des tables et provoquaient l’inquiétude avec les nouvelles qui arrivaient du front, toutes plus mauvaises les unes que les autres ». José Robles se trouvait certainement au milieu de toute cette agitation. Ses amis lui avaient conseillé depuis le début de retourner avec sa famille aux États-Unis, où il ne courrait aucun risque et où il serait plus utile à la cause républicaine, mais il pensait que sa place était en Espagne. Accompagné de son fils, il suivit ses supérieurs jusqu’à Valence.

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