Paul Seabright LA DIVINE ECONOMIE
Extrait
Paul Seabright
La divine économie
© 2026 éditions markus haller
Introduction
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Les questions auxquelles ce livre entend répondre
Ce que ce livre cherche à démontrer est à la fois simple et entièrement nouveau. Les mouvements religieux sont des entreprises d’un genre particulier : ce sont des plateformes, c’est-à-dire des organisations qui facilitent des relations qui ne pourraient pas se former sans elles ou ne pourraient pas fonctionner efficacement. Ces plateformes récompensent ceux qui les ont créées et qui les gèrent en leur allouant une partie des bénéfices que ces relations rendent possibles.
Au XXIe siècle, le mot « plateforme » évoque l’univers numérique des moteurs de recherche, des réseaux sociaux et des applications pour smartphones qui permettent de tout organiser, des dîners aux rencontres en passant par la décoration. Leur omniprésence en ligne nous empêche de voir que des plateformes ont eu recours à des technologies plus anciennes que le numérique : la voix, la poignée de main, la chanson, la danse, la tasse, le couteau, la fourchette et la cuillère nous accompagnent depuis la nuit des temps. Parmi les ancêtres de ces applications, on croise également la marieuse qui était chargée de former des couples, l’interprète qui permettait aux étrangers de se comprendre, l’intermédiaire qui aidait les paysans et les artisans à trouver des acheteurs, les marchands aventuriers qui ont rapporté de leurs expéditions les soieries, les épices et la peste à ceux qui n’avaient jamais quitté le lieu de leur naissance, mais aussi le temple, l’église, la mosquée et la synagogue, qui soudaient les communautés. Une communauté ne naît pas par magie : il faut du travail, de l’organisation et de l’inspiration, et de nombreux mouvements religieux ont réussi à marier travail acharné et stratégie avisée pour que la magie opère. Ce livre entend montrer comment ils s’y sont pris, de la préhistoire au XXIe siècle ; il entend également montrer comment, à mesure qu’ils se sont modernisés, ils ont déplacé au cœur de leurs opérations tous ce qui relevait de leur plateforme. Nous verrons aussi comment exiger des comptes sur la façon dont ces mouvements religieux exercent le pouvoir immense qu’ils ont accumulé.
Ce livre tente de traiter certaines questions difficiles auxquelles de nombreuses études sur les religions ont eu du mal à répondre. Ces questions sont de trois ordres. Il y a d’abord les questions éminemment personnelles : à quels besoins individuels ces mouvements religieux répondent-ils ? La religiosité est-elle une caractéristique psychologique particulière, ou s’agit-il d’un ensemble de traits divers qui ont finalement peu de points communs ? Comment la religion peut-elle mettre de l’ordre dans le jardin négligé des perceptions et des désirs humains ? Comment peut-elle donner à tant d’individus l’idée que leur vie a un sens alors que les institutions laïques ont le plus grand mal à le faire ? Si la religion répond effectivement à des besoins et des manques universels, pourquoi a-t-on pu dire que les femmes sont en moyenne plus religieuses que les hommes ? Et pourquoi la religion est-elle florissante dans de nombreuses régions du monde tandis qu’en Europe et en Amérique du Nord, les observateurs sont convaincus de son déclin irréversible ?
Viennent ensuite les questions qui ont trait à l’organisation. Pourquoi les mouvements religieux prennent-ils des formes si diverses, du culte minuscule à la vaste organisation internationale ? Qu’est-ce qui différencie le plus les plateformes religieuses des plateformes laïques ? Comment l’innovation technologique, de l’art pariétal à l’intelligence artificielle en passant par l’imprimerie, affecte-t-elle l’intensité de la rivalité qui caractérise les mouvements religieux ? Dans quels cas cette rivalité est-elle pacifique et dans quels cas peut-elle devenir agressive, voire violente ? Pourquoi les mouvements religieux s’opposent-ils si souvent sur des points de théologie absconds ou des aspects obscurs du rite que la plupart de leurs membres ont du mal à comprendre et sur lesquels ils seraient bien en peine de trancher ? Dans quels cas les mouvements religieux se développent-ils ou, au contraire, se divisent-ils, et dans quels cas meurent-ils ? Un vaste mouvement, très centralisé, comme le catholicisme peut-il survivre dans notre monde moderne ou est-il destiné à s’effondrer ? Comment des mouvements aussi différents que l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et le protestantisme peuvent-ils rester fidèles à leurs pratiques et à leur rite en l’absence d’autorité centralisée capable de faire appliquer l’orthodoxie ?
Viennent enfin les questions politiques, au sens large du terme : elles portent sur le pouvoir, ses usages et ses dérives. Pourquoi des mouvements qui se réclament de valeurs morales intangibles ont-ils été marqués par une épidémie d’agressions sexuelles ? Pourquoi les dirigeants politiques se prévalent-ils aussi souvent du soutien de la religion pour justifier la guerre et la répression ? Dans quels cas l’hostilité et la violence religieuses sont-elles dirigées contre ceux qui sont perçus comme hérétiques à l’intérieur des mouvements religieux, et dans quels cas sont-elles dirigées contre les membres d’autres mouvements ? Les messages religieux autoritaires ont-ils un avenir dans un monde où l’éducation progresse, où le taux de fertilité baisse et où les femmes s’émancipent ? La religion dispose-t-elle d’un ingrédient secret capable d’assurer le succès de la réaction autoritaire et de la remise en cause des progrès acquis de haute lutte au cours des deux siècles précédents en matière d’égalité, de démocratie et de liberté des minorités ?
Ce modèle de plateforme permet d’apporter un nouvel éclairage à ces questions comme à d’autres. Ce qui caractérise les religions est la somme des innombrables engagements des individus invités à rejoindre ces plateformes religieuses. Les religions doivent leur forme à la concurrence à laquelle se livrent ces plateformes pour attirer de nouveaux membres et de nouvelles ressources, concurrence qui détermine la marge de manœuvre des mouvements religieux et de leurs soutiens politiques pour le siècle à venir.
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