Robin Dunbar, Amitiés

Extrait

4. De l’amitié concentrique
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Les cercles de l’amitié

En analysant la taille des sociétés de petite échelle, j’avais remarqué que les différentes strates sociales semblaient former une série assez distincte, constituée d’un ensemble hiérarchiquement inclusif de groupes d’environ 50, 150, 500 et 1 500 individus. Plus tard, dans les études sur les cartes de Noël, nous allions détecter des tendances similaires de 5, 15 et 150 correspondants (et sans doute une autre couche intermédiaire) parfaitement calées dans la partie inférieure de cette série. Nous étions à nous demander comment éclaircir ce phénomène lorsque, sans crier gare, j’ai reçu un courriel du physicien français Didier Sornette, qui avait débuté sa vie à essayer de prédire les tremblements de terre, pour ensuite s’orienter vers ces autres phénomènes tout aussi imprévisibles que sont les marchés boursiers et les bulles financières. Ayant pris connaissance de mes articles sur la taille des groupes de chasseurs-cueilleurs, il me demandait si j’avais remarqué un pattern dans mes données et s’il pouvait les analyser, pour éventuellement le mettre au jour. Je lui ai donc envoyé nos données et il a convaincu un jeune chercheur chinois, Wei-Xing Zhou (aujourd’hui professeur de finance à l’ECUST de Shanghai) de les soumettre à un calcul mathématique des plus pointus. En l’espèce, son analyse exploitait les mathématiques des fractales pour rechercher des récurrences dans les données. Et il allait trouver un pattern très cohérent dans les deux ensembles de données : les relations étaient structurées en une succession de cercles inclusifs, ou couches, chaque couche étant trois fois plus grande que celle qui la précédait immédiatement. La figure 3 illustre ce pattern. (Vous aurez remarqué une autre couche à 1,5 ? J’y reviendrai d’ici peu). Ces couches sont successivement inclusives, de sorte que le cercle 15 inclut toutes les personnes du cercle 5, et le cercle 50 inclut toutes celles des cercles 5 et 15, et ainsi de suite. En d’autres termes, les personnes de la couche 15 sont constituées de cinq amis proches que vous voyez souvent et de ce qui ressemble à deux autres groupes de cinq amis que vous fréquentez un peu moins.


    Pour donner à ces cercles un goût un peu plus familier, nous pourrions les définir respectivement comme celui de nos amis proches (cinq personnes), de nos meilleurs amis (quinze), nos bons amis (cinquante) et nos amis sans plus (150). Les couches les plus internes sont les plus intuitives. Mais les deux couches extérieures, au-delà des 150, sont un peu moins évidentes. Je m’étais dit qu’elles pouvaient s’apparenter à des sortes de connaissances (des gens dont vous êtes familiers, dont beaucoup sont probablement vos collègues de travail, et qui se chiffrent à environ 500) et à tous les gens que vous connaissez par leur nom (1 500). Cette dernière idée venait d’une étude, réalisée au début des années 1970, qui estimait à environ 2 000 le nombre maximal de visages auxquels nous serions capables de donner un nom. Mais cela n’allait pas plus loin.

Figure 3. Les cercles de l’amitié. Le total approximatif de chaque couche inclut celles qui la composent. Dans chaque cas, les couches sont inclusives et leurs quantités forment un pattern fractal avec un rapport d’échelle d’environ 3 (chaque couche est trois fois plus peuplée que celle qui la précède immédiatement).


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Il faut de tout pour faire un monde

L’existence de ces couches dans nos réseaux sociaux soulève une dernière question importante : offrent-elles des avantages spécifiques ? La façon dont nous avions conçu la modélisation à base d’agents d’Alistair Sutcliffe et le modèle mathématique d’Ignacio impliquait certainement l’existence d’avantages différents, mais nous n’en savions pas grand-chose, ni si les différentes couches étaient associées à des avantages différents — et surtout à des avantages variant dans leurs exigences en matière d’investissement. Il se trouve qu’en 1990, le canadien Barry Wellman, l’un des plus éminents spécialistes des réseaux sociaux, avait publié un article intitulé « Different strokes from different folks » [Il faut de tout pour faire un monde]. Il avait passé de nombreuses années à étudier la communauté d’East York, une ville résidentielle d’environ 100 000 habitants située dans les faubourgs de la métropole la plus peuplée du Canada, Toronto. Après avoir exploré en détail la structure des réseaux sociaux au sein de la communauté, il s’est intéressé aux fonctions que remplissent les différents types de relations. Cela, pour en arriver à la conclusion qu’il existe de nombreux avantages très différents et qu’ils sont rarement tous fournis par le même type de relation — ce qui, bien sûr, peut être l’une des raisons pour lesquelles nous avons besoin de tant de types d’amis différents. Selon lui, les liens forts apportent une aide émotionnelle, des prêts d’articles ménagers, une aide occasionnelle aux tâches domestiques et de la compagnie. Les parents et les enfants adultes échangent une aide financière, une aide émotionnelle, une variété de services importants, notamment une aide pour les réparations, la garde régulière des enfants ou les soins de santé. Les liens faibles fournissent des avantages plus occasionnels, notamment l’échange d’informations.

    Lorsque nous avons découvert la structure stratifiée des réseaux, bien des années plus tard, nous avons commencé à nous demander comment son idée pouvait se traduire dans nos couches. Après tout, les couches semblaient définir des relations de qualité très différente, et il semblait plausible d’envisager que les amitiés dans les différentes couches fournissent différents types d’avantages. La couche 15 était déjà connue, bien sûr, en tant que groupe de compassion. La couche des 5 semblait fonctionner comme la clique de soutien — le petit groupe de gens toujours prêts à fournir une aide et des conseils émotionnels, physiques et financiers. Je fais souvent référence à cette couche comme les épaules qui vous attendent pour pleurer. La couche 15 est probablement celle où vous puisez la plupart de vos compagnons sociaux quotidiens — les personnes que vous invitez pour un dîner tranquille ou une soirée au pub ou au théâtre. J’ai tendance à considérer la couche 50 comme vos amis de fête : ceux que vous invitez à un barbecue le week-end ou à une fête d’anniversaire. La couche 150 correspond à ce que l’on pourrait appeler le groupe des mariages/bar-mitzvah/funérailles, c’est-à-dire les personnes que l’on invite à l’occasion d’un événement unique dans une vie. Elle contient aussi probablement la plupart des enfants de vos amis les plus proches. Sinon, nos données sur le réseau des femmes suggèrent que cette couche est principalement peuplée de membres de votre famille élargie — des personnes dont l’amitié n’a pas besoin d’être renforcée régulièrement, car elle est maintenue par les liens de parenté.

    Les fonctions des couches les plus profondes ont été mises en évidence par une étude de Jens Binder et Sam Roberts. Ils ont demandé à un peu plus de 300 personnes d’énumérer les membres de leur clique de soutien et de leur groupe de compassion. Ils ont trouvé des valeurs pour la taille des deux couches (un peu moins de 6 pour la clique de soutien et un peu moins de 16 pour le groupe de compassion) qui étaient très proches des valeurs de 5 et 15 que nous avions trouvées dans d’autres échantillons, ce qui confirme encore plus l’existence de groupements de ces tailles particulières. Ils ont ensuite demandé aux sujets de choisir une personne dans chacune des deux couches et de la noter sur une liste de vingt choses qu’elles auraient pu faire avec elle. Ces vingt éléments se sont réduits à quatre dimensions clés en termes d’activités d’entretien : la positivité (rire ensemble, exprimer sa gratitude), le soutien (soutien pendant une période difficile, accepter l’autre pour ce qu’il est), l’ouverture (avoir des conversations intellectuellement stimulantes, partager des pensées privées) et l’activité conjointe (fournir un effort pour passer du temps ensemble, se rendre au domicile de l’autre). En outre, ils les ont évalués en fonction de la fourniture de huit avantages sociaux (compagnie, affection, orientation/conseils, redonner confiance en soi, partager des secrets intimes, aide instrumentale, soutien émotionnel et alliés fiables). Ils ont constaté que les quatre activités d’entretien et les huit avantages sociaux étaient jugés plus élevés ou plus fréquents dans la clique de soutien que dans le groupe de compassion. En effet, les besoins de socialisation étaient satisfaits par le groupe de compassion (meilleurs amis), tandis que les besoins d’intimité étaient satisfaits par la clique de soutien (amis proches).

    Ils avaient également demandé à chacun de leurs sujets d’évaluer leur degré de solitude. Il s’est avéré que le fait de se sentir seul était négativement corrélé au nombre d’amis et au nombre de membres de la famille que les personnes avaient dans les deux couches — plus elles avaient d’amis et de famille, moins elles se sentaient seules. Ainsi, en plus de fournir des avantages plus explicitement positifs, ces couches nous protègent également contre les sentiments d’isolement et toutes les conséquences négatives qui en découlent.

    J’ai mentionné l’expérience d’Oliver Curry sur l’altruisme au chapitre 1, et ses résultats sont ici tout à fait pertinents. Il avait demandé à des personnes d’identifier des individus spécifiques dans chacune des trois couches principales (celles des 5, 15 et 150) et d’évaluer dans quelle mesure elles seraient susceptibles d’agir de manière altruiste envers ces individus, soit en leur prêtant de l’argent, soit en leur donnant un rein s’ils en avaient besoin en urgence. Ces deux indices d’altruisme ont diminué à mesure qu’on montait dans les couches. Nous sommes beaucoup plus susceptibles d’agir de manière altruiste envers notre cercle d’amis le plus proche, mais nous le faisons avec beaucoup moins d’enthousiasme envers ceux des couches plus éloignées. Il semble toutefois que la couche 150 marque une frontière abrupte dans notre disposition à l’altruisme. Ce cercle semble délimiter un véritable changement de phase dans notre volonté d’agir de manière prosociale, comme s’il divisait très strictement le monde en Nous contre Eux.

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Il y a plusieurs leçons à tirer des trois derniers chapitres. La première est que le nombre d’amis significatifs est étonnamment limité et que, dans l’ensemble, il ne semble que très peu varier selon les individus, voire les cultures. La seconde est que notre monde social est fortement structuré en une série de cercles, ou couches, qui ont également des tailles très distinctes, chacune d’entre elles étant associée à des fréquences de contact très spécifiques, à un sens précis de la proximité émotionnelle et à la volonté de fournir de l’aide. Ces couches semblent se prolonger vers l’extérieur par trois autres strates de relations de qualité beaucoup plus faible associées à un changement radical dans cette envie d’agir de manière altruiste : nous sommes beaucoup moins motivés pour les aider et, le cas échéant, c’est généralement sur une base strictement réciproque — je vais t’aider maintenant, mais j’attends que tu me rendes la pareille plus tard. Lorsque nous aidons nos 150 amis, nous le faisons sans nécessairement nous attendre à la réciproque (mais elle sera toujours la bienvenue). Pour les amis proches, ce donnant-donnant est même hors de question. Le troisième point concerne la manière dont la parenté structure nos réseaux, même dans les pays occidentaux développés où la famille n’est plus jugée comme aussi importante que dans les cultures plus traditionnelles. Apparemment, malgré ce que nous pouvons dire et entendre, la famille nous est toujours cruciale.


    Face à la régularité de la structuration des cercles de réseaux sociaux, on en vient à se poser cette question : qu’est-ce qui la provoque ? Nos modèles nous ont donné quelques indices, mais la modélisation n’est essentiellement qu’une description très détaillée. Il nous faut relier ces constats aux mécanismes psychologiques et comportementaux qui les sous-tendent. Ils seront l’objet des quatre prochains chapitres, qui expliqueront également pourquoi il nous est impossible d’avoir des cercles sociaux infinis.

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