Karl Sigmund Pensée exacte au bord du précipice – Une histoire du Cercle de Vienne

Extrait

1. Le Cercle de Vienne en clair et en bref

„MIDNIGHT IN VIENNA”

Il me faudrait être un artiste pour faire justice à l’histoire du Cercle de Vienne, et malheureusement, ce n’est pas le cas.

Mais il me plairait de l’être : je pourrais alors, tel Woody Allen, vous entraîner dans un taxi pour vous montrer ma version de Minuit à Vienne. Si cela vous plaisait, nous pourrions nous retrouver régulièrement pour entreprendre de telles courses. Réservez-moi alors quelques-unes de vos soirées ! En quittant le taxi, vous vous retrouveriez à chaque fois à l’un des moments de l’époque révolue de l’histoire douce-amère de ma ville natale, Vienne. La plupart du temps, vous atterririez dans les années d’entre les deux guerres, mais parfois aussi dans les sombres années d’après la Deuxième Guerre mondiale, avec la bande originale du Troisième homme en arrière-plan. Et pour commencer, on remonterait même à l’époque d’avant la Première Guerre mondiale, sur l’air entraînant d’une valse de La Veuve Joyeuse.

Il ne me sera malheureusement pas possible de vous déposer chez Gustav Klimt, Egon Schiele ou Oskar Kokoschka, ni chez Otto Wagner ou Adolf Loos, ni chez les docteurs Freud et Schnitzler. Nous jetterons tout au plus de brefs coups d’œil à ces messieurs, à travers les fenêtres d’un café baigné de lumière. Ils ne jouent qu’un rôle secondaire dans mon film. Car, autant vous le dire tout de suite et avant même que vous ne montiez dans mon taxi : mes principaux acteurs sont tous des philosophes. Ils sont rarement d’accord et parlent souvent sans s’écouter, mais un intérêt passionné pour la science les réunit.

Si, après cette ouverture, vous êtes toujours disposé à vous laisser embarquer, laissez-moi esquisser dans les grandes lignes ce qui vous attend.
En 1924, le philosophe Moritz Schlick, le mathématicien Hans Hahn et le réformateur social Otto Neurath, fondent un cercle philosophique à Vienne. Moritz Schlick et Hans Hahn sont alors professeurs à l’université de Vienne, Otto Neurath directeur du Musée économique et social.

À partir de 1924, le cercle se réunit régulièrement, le jeudi soir, dans une petite salle de séminaire de la Boltzmanngasse, pour discuter de questions philosophiques. Qu’est-ce qui caractérise la connaissance scientifique ? Les énoncés métaphysiques ont-ils un sens ? Sur quoi la certitude des propositions logiques repose-t-elle ? Comment expliquer l’applicabilité des mathématiques ?

Le Manifeste du Cercle de Vienne déclare que « la conception scientifique du monde ne se caractérise pas tant par des thèses propres que par son attitude fondamentale, son point de vue, sa direction de recherche. »
Le Cercle veut philosopher de manière scientifique, sans discours insondables qui tournent le dos au monde tout en étant soi-disant lourds de signification :



En science, pas de “profondeurs”, tout n’est que surface. La totalité du vécu forme un réseau compliqué que l’on ne peut pas toujours embrasser du regard, et dont on ne peut saisir souvent que le détail. Tout est accessible à l’être humain, et l’être humain est la mesure de toutes choses.



Le Cercle de Vienne s’inscrit dans la tradition de Ernst Mach et de Ludwig Boltzmann, deux physiciens ayant enseigné la philosophie à l’université de Vienne au tournant du vingtième siècle.

Le Cercle de Vienne a pour modèles le physicien Albert Einstein, le mathématicien David Hilbert et le philosophe Bertrand Russell.

Rapidement, les discussions du Cercle de Vienne sont dominées par le Tractatus logico-philosophicus publié peu de temps auparavant : il s’agit d’un petit livre écrit pendant la Première Guerre mondiale par Ludwig Wittgenstein, alors qu’il était officier au front. Après guerre, Wittgenstein se sépara de son immense héritage et vécut comme instituteur en Basse-Autriche, avant de revenir peu à peu à la philosophie grâce à des discussions avec des membres choisis du Cercle de Vienne.
Le Cercle de Vienne ne veut rien avoir à faire avec les doctrines philosophiques poussiéreuses :



La conception scientifique du monde ne connaît pas d’énigmes insolubles. La clarification des problèmes philosophiques traditionnels conduit en partie à les démasquer comme des pseudo-problèmes, en partie à les transformer en problèmes empiriques, par là même soumis au jugement de la science de l’expérience. Clarifier des problèmes et des énoncés, et non poser des énoncés proprement “philosophiques” constitue la tâche du travail philosophique.



Des jeunes gens brillants viennent se joindre au Cercle de Vienne, parmi eux le philosophe Rudolf Carnap, le mathématicien Karl Menger ou encore le logicien Kurt Gödel, qui marquera de manière décisive la frontière entre mathématiques et philosophie. Karl Popper entretient lui aussi des liens étroits avec le Cercle de Vienne, bien qu’il ne soit jamais invité aux réunions.

Le Cercle devient vite le haut-lieu de l’empirisme logique. Ses thèmes sont repris par les plus grands esprits à Prague, Berlin, Varsovie, Cambridge et Harvard.
À partir de 1929, le Cercle devient public avec ses propres journaux, ses congrès, livres et séries de conférences. Un manifeste marque le début de cette période :

La Conception scientifique du monde n’est pas un document fondateur – le cercle autour de Schlick existe depuis cinq ans déjà – mais il s’apparente plutôt à un certificat de baptême. Le nom « Cercle de Vienne », proposé par Neurath, est nouveau. Il doit susciter des associations positives (comme la « forêt viennoise » ou les « valses viennoises »). L’écrit sert de manifeste non seulement pour une école philosophique, mais aussi pour une orientation socio-politique.



Nous sommes témoins que l’esprit de la conception scientifique du monde ne cesse de pénétrer davantage les formes de vie privée et publique, l’enseignement, l’éducation, l’architecture, et contribue à organiser la vie économique et sociale selon des principes rationnels. La conception scientifique du monde sert la vie et la vie la reçoit.



Les rédacteurs du manifeste appartiennent à l’aile gauche du groupe et ne cachent pas leur intention de réformer en profondeur la société. La société Ernst Mach, fondée en 1928 par les membres du Cercle de Vienne, se consacre à la « diffusion de la conception scientifique du monde » et s’engage aux côtés de la Vienne rouge sociale-démocrate dans la lutte politique pour la ville, en particulier dans les domaines de l’éducation et de l’habitat.

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