Simon Blackburn Eloge du désir sexuel

Extrait

 

 

Traduit de l’anglais par Nicolas Tavaglione

 

 

Notice de copyright

Cet extrait est tiré de: Simon Blackburn, Eloge du désir sexuel

publié par les éditions markus haller, © 2009 éditions markus haller. Tous droits réservés.

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Préface

On prête volontiers à son prochain une familiarité avec le péché. Si bien que lorsque la New York Public Library et Oxford University Press m’ont invité à donner une conférence sur l’un des Sept Péchés Capitaux, je me suis montré assez modeste pour ne pas demander : « Pourquoi moi ? ». Si j’ai eu peur de sombrer dans la paresse, ce n’était pas par manque de familiarité avec le vice, mais parce que je doutais d’avoir l’énergie de trouver quoi en dire. Mis à part cela, le terrain semblait dégagé.

Le présent essai s’est développé, dans une mesure restreinte, sur la base de cette conférence. Les organisateurs auraient pu inviter un historien ou un théologien. Mais ceci est un essai de philosophe : il porte bien entendu sur la luxure elle-même, mais encore plus sur les idées concernant la luxure. Certaines de ces idées ont une histoire, que j’essaie d’exposer en partie même si mon propos n’est en rien historique. Elles pénètrent aussi nos traditions religieuses, mais – malgré cet habit religieux – il ne faut pas les concevoir simplement comme des idées théologiques. Comme le fait joliment remarquer l’historien Peter Brown, dont j’utilise les travaux dans mon livre, la section Théologie de la grande librairie Blackwell d’Oxford, dans les années 60, se trouvait dans une allée étiquetée « Philosophie d’occasion ». Ce sont des gens occupés par les idées qui tentent d’explorer la volonté divine, sur cette question comme sur toute autre : nous pouvons donc en général oublier le divin, et nous concentrer sur les idées.

Il est coutumier de clore une préface par une liste de remerciements. Ici, je me sens désorienté. Une liste brève pourrait faire jaser, et une liste plus longue serait encore pire. Pourtant, ne remercier personne éveillerait le soupçon que ce livre est l’oeuvre d’un théoricien solitaire – et la solitude ne peut être associée qu’à d’imparfaites expressions de luxure. Le silence est ma seule option. Mais je veux malgré tout remercier de leur soutien, d’abord pour la conférence puis pour cet essai, les deux organisations mentionnées plus haut, et notamment leurs représentants : Elda Rotor d’Oxford University Press et Betsy Bradley de la New York Public Library.

Introduction

Nous pouvons craindre que, comme souvent, Shakespeare ait vu juste sans détour :

Ardeur qui se gaspille en honte ruineuse

Est la luxure en acte, et tant qu’elle n’agit,

Parjure, meurtrière, excessive, odieuse,

Sanglante, violente, et sans foi ni merci ;

Aussitôt assouvie, aussitôt méprisée ;

Follement poursuivie, à peine la tient-on

Qu’on la hait follement, comme amorce happée

Mise afin de priver qui la prend de raison ;

Folle en la chasse autant qu’en la possession,

Extrême, que ses fins elle cherche ou achève,

Avant, bonheur en vue ; après, affliction ;

A connaître, un plaisir ; connue, un mauvais rêve 

Le monde bien le sait, mais nul ne sait trop bien 

Fuir le ciel par où l’homme à cet enfer parvient1.

Aussi larges d’esprit que nous nous concevions, la luxure a mauvaise presse. C’est l’empêcheur de tourner en rond, le vilain petit canard de la famille, le cousin mal élevé et sans avenir de parents remarquables comme l’amour et l’amitié. La luxure vit du mauvais côté des routes ; jouant grossièrement des coudes, elle se fraie un chemin trop profond dans nos vies ; et elle rougit quand elle croise du monde.

Certaines personnes aiment que les choses aient un petit côté canaille2. Mais pas la plupart d’entre nous, et pas la plupart du temps. Nous sourions si des amants se tiennent la main dans le parc. Mais nous fronçons le nez si nous les surprenons en train de satisfaire leur luxure dans les buissons. L’amour reçoit les applaudissements du monde. La luxure est furtive, honteuse et embarrassée. L’amour vise le bien de la personne aimée – avec maîtrise de soi, sollicitude, raison et patience. La luxure recherche sa propre gratification – tête baissée, impatientée par toute tentative de contrôle et imperméable à la raison. L’amour s’épanouit à la lueur des bougies et dans la conversation. La luxure s’accommode aussi bien d’une embrasure de porte ou d’une banquette de taxi, et sa conversation est tissée de grognements et de cris animaux. L’amour est individuel : seul compte l’Autre singulier, celui dont on est fou, l’étoile unique autour de laquelle l’amant fait ses révolutions. La luxure prend ce qui se présente. Les amants se fixent dans les yeux. La luxure a le regard oblique, inventant des tromperies, des stratagèmes et des charmes – et saisissant les opportunités (fig. 9). L’amour grandit avec la connaissance et avec le temps, avec la séduction, la vérité et la confiance. La luxure laisse traîner des vêtements dans le couloir, c’est une collision entre deux équipes de football. L’amour dure, la luxure écoeure.

La luxure corrompt le sens des convenances. Elle a arraché Anna Karénine à son mari et à son fils, et cet idiot de Vronsky à son honorable carrière. Vivre avec la luxure, c’est comme vivre enchaîné avec un lunatique. Dans les mots splendides de Schopenhauer, qui prophétisent presque la présidence Clinton, le désir sexuel est :

[le] but final de presque tous les efforts des hommes, il exerce dans toutes les affaires importantes une déplorable influence : à toute heure il vient interrompre les occupations les plus sérieuses ; parfois il trouble pour quelque temps les têtes les plus hautes ; il ne craint pas d’intervenir en perturbateur, avec tout son bagage, dans les délibérations des hommes d’Etat et les recherches des savants ; il s’entend à glisser ses billets doux et ses boucles de cheveux dans le portefeuille d’un ministre ou dans un manuscrit philosophique […]3.

Par conséquent, il pourrait sembler donquichottesque, paradoxal, voire indécent de prétendre à voix haute défendre la luxure. C’est pourtant ce que je vais tenter de faire. Le philosophe David Hume soutenait qu’une vertu est toute qualité mentale « utile ou agréable à [son] possesseur ou à autrui »4. La luxure a de bonnes chances de satisfaire une telle définition. Et c’est encore peu dire, puisque la luxure est non seulement utile, mais aussi essentielle. Aucun d’entre nous ne serait là sans elle. Ainsi, la tâche que je m’assigne est d’essuyer un peu la boue qui la salit ; de la sauver de l’anathème toujours sonnant des vieillards du désert ; de la délivrer des blêmes et jaloux confesseurs de Rome ainsi que du dégoût de la Renaissance ; de la distinguer d’autres choses qui, nous le savons, la rabaissent (car nous découvrirons qu’il y a des choses pires que la luxure, qui rendent impure la pure luxure elle-même) ; bref, de la sortir de la catégorie des vices pour l’élever au rang de vertu.

Ce n’est pas une tâche à entreprendre avec frivolité, et je dois me poser des questions. Ai-je vraiment le désir d’écarter les rideaux pour laisser le jour disperser la pénombre décente qui voile heureusement nos pudiques embarras ? Dois-je me ranger dans le camp du philosophe Cratès le cynique, qui, convaincu que rien n’est honteux, copulait ouvertement en public avec sa femme Hipparchia5 ? Evidemment non ; mais une partie du travail consiste à savoir pourquoi.

Certains pourraient nier qu’il y ait la moindre tâche à accomplir. Nous sommes émancipés, dit-on. Nous vivons dans une culture sexualisée, mais saine. Nous approuvons la vie et tous ses processus. Nous avons déjà détrôné la pruderie et la gêne. Le sexe n’est plus honteux. Rien à redire à nos attitudes. Alors pourquoi se donner tant de peine ?

Je m’accorde avec de nombreuses féministes pour trouver détestable cette complaisance souriante – et pas seulement parce que l’expression d’une culture sexualisée est trop souvent déshumanisante pour les hommes comme pour les femmes, et même pour les enfants.

La sexualisation de notre culture commerciale n’est que l’expression d’une fascination pour une chose que nous craignons et que nous trouvons problématique à plus d’un titre. Lorsque je vivais en Caroline du Nord, il était coutumier de faire porter sur la plage des hauts de bikini à des fillettes de deux ou trois ans, et un garçon de six ans fut expulsé de son école pour avoir tenté d’embrasser une camarade. Dans certains états américains comme la Géorgie et l’Alabama, du moins jusqu’à très récemment, on considérait comme obscène « tout appareil conçu ou vendu dans le but premier de stimuler les organes génitaux humains » ; leur possession, vente, achat, et ainsi de suite, constituaient des infractions aggravées passibles de lourdes amendes, et même d’emprisonnement (l’Angleterre ne vaut pas mieux : les jeunes filles peuvent légalement avoir des rapports sexuels dès 16 ans, mais ne peuvent acheter des vibromasseurs avant 18 ans). A l’époque où je donnais ma conférence sur la question, environ douze états appliquaient des lois anti-sodomie aux couples hétérosexuels et homosexuels – Alabama, Arizona, Floride, Idaho, Louisiane, Michigan, Massachusetts, Minnesota, Caroline du Nord, Caroline du Sud, Utah et Virginie. Il en allait de même pour le sexe oral. Alors que ce livre était sous presse, la Cour Suprême des Etats-Unis cassait les lois anti-gays du Texas, tenant la police un peu plus à distance de la chambre à coucher (contre l’avis de trois juges dissidents, pourtant). Comme l’Angleterre, presque tous les états américains refusent aux prostitués toute protection légale, malgré les maux sociaux massifs engendrés par la prohibition – en ce domaine comme en d’autres.

Puis, le 10 mai 2002, l’administration Bush – conseillée en cela par John Klink, occasionnellement employé comme stratège par le Saint Siège – refusa de signer une déclaration des Nations Unies sur les droits des enfants, à moins que ces dernières n’acceptent d’infléchir leurs programmes d’éducation sexuelle et sanitaire dans les pays en développement pour enseigner que seule l’abstinence sexuelle était permise avant le mariage.

Aux Etats-Unis, le gouvernement fédéral consacre quelque 100 millions de dollars par année à des programmes d’éducation sexuelle militant pour l’abstinence. Et cela malgré le fait que ces programmes d’abstinence augmentent de manière significative les risques sanitaires encourus par les jeunes, en leur laissant pour seule option des coïts sporadiques, furtifs et non-protégés. Human Rights Watch a d’ailleurs publié un rapport sévère sur le droit des adolescents à une information sexuelle et sanitaire de qualité – droit qui leur est actuellement refusé dans les écoles6. Une sympathique citation d’un enseignant texan ouvre le rapport : « Avant [l’introduction du programme d’abstinence], je pouvais dire : ‘Si vous n’avez pas de rapports sexuels, c’est bien. Si vous en avez, alors soyez prudents et utilisez des préservatifs’. Eh bien, c’est fini ». Le rapport fait remarquer que les programmes fédéraux mentent systématiquement aux enfants – par exemple au sujet de l’efficacité des préservatifs.

Voilà qui ne révèle pas, à mon avis, une culture qui maîtrise ses attitudes à l’égard de la sexualité. De même, au Royaume Uni, l’Eglise d’Angleterre se déchire actuellement sur deux questions. La première est celle des prêtres homosexuels, la deuxième celle des femmes évêques. Voilà qui n’est pas non plus le signe d’une culture où le sexe est compris comme il pourrait l’être. Il y a donc du travail à faire.

Mais suis-je la bonne personne pour accomplir ce travail? Lorsque j’ai donné à New York la conférence dont est né cet essai, j’ai répertorié à mon sujet pas moins de cinq motifs de disqualification. Premièrenent, il y a mon âge. Dans l’imagerie du magnifique tableau du Titien sur les trois âges de l’humanité, j’occupe l’arrière-plan, contemplant le monde spirituel (fig. 10). Personne ne serait invité à parler de la luxure avant d’avoir atteint un âge où le temps et l’expérience ont refroidi les brûlantes morsures du désir. La luxure est la compagne de la jeunesse ; l’âge mûr s’appuie davantage sur la mémoire ou l’imagination. Les jeunes sont naturellement submergés par la luxure ; mais aux gens faits qui lui manifesteraient un intérêt excessif, on reprochera volontiers une vaine lubricité. Les péchés de l’âge adulte sont la mélancolie, l’envie, la gourmandise et la colère. Au moment donc où vous avez enfin gagné la patine pour en parler dans une conférence publique, la luxure risque d’avoir perdu son lustre.

Deuxièmement, je n’ai pu réprimer un certain malaise dû à mon sexe – ou à mon genre. Je suis un mâle. Or depuis longtemps, le discours de la sexualité, comme aime à dire l’intelligentsia, appartient aux femmes et à d’autres groupes éprouvant le besoin de s’expliquer et de se justifier – notamment les gays. Selon le discours usuel, les oppresseurs sont les hommes. Et les grands-pères font d’étranges compagnons de lit pour les victimes et les marginaux. 

Mais mon but est en partie de rendre la luxure à l’humanité – et à tout le moins je puis prétendre être humain.

Quoi qu’il en soit, voici mon troisième problème: ma nationalité. Nous, Anglais, sommes célèbres pour notre flegme et pour notre naturel modéré, ainsi que pour notre tempérament hautain. Lisant un jour sous la plume d’un écrivain allemand que la danse était une allégorie de l’amour sexuel, le poète Samuel Taylor Coleridge note avec indignation que, « en Angleterre, au moins, nos fraîches Demoiselles pensent aussi peu aux Danses comme représentations des humeurs et des intrigues de la Passion Sexuelle qu’aux moustaches de l’Homme de la Lune ; et malheur à la jeune femme qui danserait de façon à encourager une telle interprétation ». Les passions anglaises comprennent la propriété et la bienséance, toutes deux ennemies de la luxure. Ce que nous offrons de plus proche de la luxure est quelque chose comme ce tableau de Gainsborough représentant M. et Mme Andrews ; et l’on peut aisément imaginer ce couple guindé reprendre à son compte ces mots de Lord Chesterfield, Anglais exemplaire, au sujet du sexe : « le plaisir est passager, la position ridicule et la dépense détestable » (fig. 11).

Les autres nations s’étonnent que nous autres Anglais parvenions même à nous reproduire. On ne peut se figurer un Anglais donner une conférence sur la luxure en France. Nous avons tendance à ne pas faire d’histoires. Lorsque l’hystérie de la chasse aux sorcières déferla sur l’Europe à partir du XVIe siècle, on accusa fréquemment les femmes d’avoir forniqué avec le diable – qui leur rendait nuitamment visite sous une forme phallique maléfique. Mais quand bien même nous possédons un mot pour désigner ces tentations nocturnes, l’incube (et un autre pour désigner en toute impartialité l’équivalent féminin du problème, la succube), une telle accusation fut rare dans les procès en sorcellerie anglais. Néanmoins, la fierté nationale me demande de faire remarquer que, contrairement à leurs contreparties continentales, les sorcières anglaises employèrent peu souvent leurs pouvoirs malfaisants pour rendre les hommes impuissants7.

Le quatrième problème qui s’est présenté à moi tenait à mes anticipations, peut-être injustes, au sujet du public de la conférence. Pour un Anglais, l’inclination américaine à partager son lit avec les avocats de chaque partenaire, puis avec Jésus, est source d’embarras. A cinq, on est une foule. Et nous serions gênés, voire castrés, par la perspective d’un public fantôme distrayant notre attention par des murmures relatifs à des convenances légales et religieuses. Nous aimons à nous perdre – une notion sur laquelle nous reviendrons.

Cinquièmement, je déplorais mon métier de philosophe, me rappelant le destin de mon distingué prédécesseur, Bertrand Russell, qui fut renvoyé en 1941 du Collège de la Cité de New York – où il aurait dû enseigner la logique. A la suite d’une chasse aux sorcières d’inspiration catholique, il fut en effet exclu au motif que ses travaux étaient « lubriques, libidineux, luxurieux, vénériens, érotomanes, aphrodisiaques, irrespectueux, étroits d’esprit, insincères et privés de toute substance morale ». Pour mémoire, il avait certes suggéré en certaines occasions que les moeurs sexuelles des années 30 étaient légèrement tyranniques ; mais l’essentiel de ses travaux avaient bien porté sur la logique, les mathématiques et la théorie de la connaissance – qu’il était payé pour enseigner.

En réalité, il y a toujours eu de l’incongruité dans les rencontres entre les philosophes et la luxure. Céder à la tentation procure un plaisir spécial, comme nous l’apprend la légende médiévale d’Aristote et de Phyllis. L’histoire fut composée par un certain Henri d’Andeli, poète normand du XIIIe siècle. Son poème, le Lai d’Aristote, nous raconte comment Alexandre le Grand, élève d’Aristote, avait été sermonné par le philosophe sur les graves inconvénients qu’il y avait à gaspiller trop de temps et d’énergie pour la courtisane Phyllis. Alexandre renonça donc à Phyllis, mais dit à cette dernière qu’il suivait là les conseils d’Aristote. Phyllis se promit d’obtenir vengeance. Ce qu’elle fit en chantant, en dansant et en batifolant devant son cabinet d’études. « Elle avait les cheveux dénoués, les pieds nus et la robe entrouverte ». Finalement, Aristote fut ferré et, penché à la fenêtre pour empoigner Phyllis, il lui déclara sa flamme. Elle accepta d’être sienne, à condition qu’il cède d’abord à une petite fantaisie : il devait la laisser lui mettre une selle et le monter comme un cheval dans le jardin. Abruti d’amour, Aristote se laissa faire – non sans que Phyllis eût convoqué Alexandre pour qu’il fût témoin de l’humiliation. « Maître, est-ce possible ? », demanda Alexandre. Sur ce, Aristote le mit en garde : si la luxure peut ainsi triompher de la sagesse elle-même, alors un jeune nigaud comme Alexandre doit se montrer doublement vigilant. Dans le poème, Alexandre comprend la pertinence de l’avertissement et accorde son pardon à Aristote. La scène est souvent dépeinte sur des verres peints, des tapisseries et des tableaux (fig. 1).

Le récit est entièrement apocryphe, et il traduit uniquement l’imaginaire médiéval sans rien nous dire sur Aristote lui-même. Mais il fait écho à notre impression que les guerriers et les conquérants jeunes et vigoureux sont les proies appropriées de la luxure – à la différence des vieux philosophes. Le poème nous dépeint Phyllis arrachant Aristote à la contemplation pour le ramener sur terre – ce qui constitue une grande victoire compte tenu du fait que le Livre Dix, le livre final, de l’Ethique à Nicomaque tient la contemplation pour la plus noble activité humaine. De même, Phyllis arrache Aristote à son cabinet d’études pour le sortir dans le jardin – le faisant passer du domaine de la raison à celui de la nature. On entend ici l’écho évident du jardin d’Eden et du mythe de la chute. Les commentateurs chrétiens de l’époque n’eurent aucune peine à donner à cette histoire un vernis misogyne, en faisant de Phyllis l’épouse d’Alexandre et en supposant que la morale de la fable n’est pas la victoire de la luxure, mais la duplicité des femmes.

Ces cinq obstacles sont décourageants. Mais les questions que posent la luxure et nos attitudes à son égard sont trop intéressantes pour être ignorées. Plus que tout autre chose, ce qu’une culture fait de la « masculinité » ou de la « féminité » déteint sur toutes les facettes de la vie. Cela détermine comment nous nous développons. Cela détermine le scénario que nous suivons, ce dont les gens sont fiers et ainsi par contraste ce dont ils ont honte ou ce qui attire leur hostilité. Nos angoisses provoquent le fantasme et l’illusion, l’agressivité et l’ambition, la violence et la guerre. Le fascisme fut peut-être le mouvement politique le plus clairement cristallisé autour des idéaux du Mâle, mais ce ne saurait être le dernier. Il suffit de mentionner l’attitude de l’Islam à l’égard des femmes en général, et des femmes occidentales en particulier.

Ceci est un modeste essai. Mais le paysage de la luxure humaine et de la réflexion humaine sur la luxure est bien trop vaste pour être embrassé d’un regard. Certaines personnes ont consacré leur vie à en explorer de minuscules parcelles. Tandis que j’écris, ou que vous lisez, des neurologues tracent les contours de la luxure, des chimistes conçoivent des drogues pour la modifier, des médecins se débattent avec ses dysfonctionnements, des psychosociologues rédigent des questionnaires à son sujet, des évolutionnistes échafaudent des théories sur ses origines, des postmodernes la déconstruisent et des féministes s’en inquiètent. Sans compter qu’une grande portion de la littérature mondiale lui est consacrée – ou à son proche parent : l’amour érotique. Je ne prétends à rien d’autre qu’une promenade philosophique dans le parc, m’arrêtant ici ou là pour signaler un point de vue intéressant. Le parc en question n’est pas un paradis. La mauvaise herbe prospère, les serpents sont tapis en attendant des proies, et des taudis ont poussé de ci de là. Mais nous ne sommes pas forcés d’y vivre, si nous sommes prudents.

 

Notes

1 William Shakespeare, sonnet 129, trad. J. Fuzier, in OEuvres complètes I (éd. H. Fluchère), Paris, Gallimard « Pléiade », 1959, p. 128.

2 Je fais ici référence à une chanson du groupe Confederate Railroad, « Trashy Women », dont le refrain dit : « J’aime que mes femmes aient un côté canaille ». J’ai délicatement gommé le genre.

3 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. de l’allemand A. Burdeau, Paris, Presses universitaires de France, 1966, Supplément au livre IV, ch. XLIV, p. 1288.

4 David Hume, Enquête sur les principes de la morale (1751), trad. Ph. Baranger & Ph. Saltel, Paris, Flammarion, 1991, § IX, p. 183.

5 Sur Cratès, voir ch. 4.

6 Human Rights Watch, « Ignorance Only : HIV/AIDS, Human Rights and Federally Funded Abstinence-Only Programs in the United States », vol. 14, no. 5G (septembre 2002).

7 Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic, Londres, Penguin, 1991, p. 519, 529.

 

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