Steven Lukes, Le relativisme moral

Extrait

Steven Lukes, Le relativisme moral – Avant-propos

(© 2015 éditions markus haller)

 

Lorsque nous réfléchissons à des questions qui nous poussent à émettre un jugement moral, nous sommes généralement tiraillés entre deux intuitions contradictoires. D’une part, il nous semble évident que certaines actions et comportements sont universellement bons et que d’autres sont universellement mauvais. Tout être humain subit le même tort lorsqu’il se voit infligé certains mauvais traitements ou lorsqu’il ne peut accéder aux conditions d’existence minimales – comme la nourriture, le logement, ainsi qu’une série de ressources, de services et d’opportunités – quand celles-ci pourraient être mises à sa disposition. S’il arrive que nous ne soyons pas d’accord à propos de ce qu’est un bon ou un mauvais comportement, de la manière dont chacun devrait être traité ou encore de la nature des conditions d’existence nécessaires à chaque être humain, nous partageons l’intuition qu’il existe des réponses justes à ces questions morales (nos divergences ne concernent en effet que leur contenu).


D’autre part, une question nous taraude : qui sommes-nous pour juger les cultures des autres ? De quel droit pouvons-nous approuver ou condamner, à l’aune de nos propres standards, le comportement de personnes qui évoluent dans d’autres systèmes moraux et religieux ? Après tout, il est probable que ces personnes ne soient pas d’accord avec notre définition d’un bon et d’un mauvais comportement. Il se peut que ce que nous estimons blessant soit à leurs yeux inoffensif, ou que les conditions qui nous paraissent indispensables à la dignité humaine leur semblent inutiles – et qu’ils refusent donc l’idée que tout être humain (y compris, par exemple, les femmes) devrait y avoir droit.


Alors qu’une intuition nous pousse à émettre des jugements moraux, l’autre nous intime d’y renoncer. La première, qui présuppose l’existence d’absolus moraux, est une composante de la foi religieuse, de la croyance en la loi naturelle ou encore de la vision rationaliste du progrès ; aujourd’hui, elle est souvent exprimée au moyen du langage des droits de l’homme. La seconde, qui refuse l’idée même d’absolus moraux, peut nous entraîner jusqu’à ce que l’on appelle le « relativisme moral » – un ensemble d’idées qui découlent de deux notions : la diversité et le conflit des valeurs. La diversité des morales dans le temps et l’espace est à l’origine de la pensée des relativistes moraux. Selon eux, les opinions et les pratiques d’une personne sont géographiquement et temporellement limitées, de sorte qu’elles différeraient si cette personne était née ailleurs ou à un autre moment. Ils considèrent également que les divergences entre opinions et entre pratiques sont l’expression de conflits insolubles entre des valeurs sous-jacentes. Réunissant ces deux idées, ils concluent que tous les jugements moraux sont relatifs au temps et au lieu : comment pourraient-ils être absolus alors que nous sommes incapables de les justifier de manière objective ? Les relativistes croient de plus qu’il nous est impossible de nous extraire de notre monde moral, qui n’est qu’un monde parmi d’autres. Ils sont convaincus que la manière dont nous évaluons la vie des personnes vivant dans les autres mondes n’a aucune pertinence pour elles – ou plutôt, que celles-ci percevraient nos évaluations comme des relents d’ethnocentrisme, d’impérialisme moral ou d’une combinaison des deux.


Il existe quatre façons de réagir au conflit entre ces deux intuitions :

  1. Adopter un absolutisme moral sans nuances et nier que le relativisme moral ait une quelconque plausibilité.

  2. Au contraire, adopter un relativisme moral sans nuances et nier que l’absolutisme moral ait une quelconque plausibilité.

  3. Considérer que le conflit entre intuitions n’en est pas un, soit parce que j’ai mal rendu compte de ce qui est en jeu, soit parce que ce qui est en jeu est inintéressant ou non pertinent.

  4. Prendre ce conflit au sérieux et se demander : existe-t-il des solutions ? Et si oui, lesquelles ?


C’est cette dernière que j’adopterai dans ce livre. En développant mon argument, je compte bien persuader ceux qui adhèrent aux visions (1) et (2) qu’ils ne peuvent ignorer l’alternative à laquelle ils font face, et les personnes convaincues par (3) que le conflit en question est réel, présenté convenablement, intéressant et important.


Comme nous le verrons, le relativisme moral tient aujourd’hui une place centrale dans certains des enjeux publics les plus controversés. L’idée qu’il véhicule, si ce n’est le terme même de « relativisme moral », réapparaît fréquemment et dans des contextes variés. Existe-t-il un « choc des civilisations » ? Le monde asiatique a-t-il des valeurs propres ? Dans un contexte où l’immigration de masse progresse, le relativisme moral inspire des politiques et des arguments légaux multiculturalistes fondés sur la notion de respect des communautés et des traditions alternatives. Mais que demande un tel respect, et qu’exclut-il ? Quelles limites impose l’évocation du slogan si souvent entendu : « c’est leur culture » ? Le relativisme moral s’insinue dans les débats portant sur les réponses appropriées au terrorisme islamiste et aux extrémismes religieux du monde entier. Il est présent dans les politiques identitaires en conflit avec les valeurs dominantes, dans les discours postcoloniaux réagissant à l’hégémonie impérialiste de l’Occident ou encore dans les politiques des droits de l’homme et de l’action humanitaire. Les droits humains ne sont-ils rien d’autre que des relents d’impérialisme culturel ? Qu’est-ce qui nous permet de condamner certaines pratiques pour leur caractère « barbare » ? En réalité, qui sont les vrais barbares ?

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