Hans Kelsen, Qu'est-ce que la justice ? suivi de Droit et morale, préface Valérie Lasserre

Extrait

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Cet extrait est tiré de : Hans Kelsen, Qu'est-ce que la justice ? suivi de Droit et morale

avec une préface de Valérie Lasserre

traduit de l'allemand par Pauline Le More, Jimmy Plourde et Charles Eisenmann

publié à Genève par les éditions markus haller

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Qu'est-ce que la justice ?

Lorsque Jésus de Nazareth avoua être un roi lors de l’audience devant le procurateur romain, il dit : « Je suis né et je suis venu au monde pour témoigner de la vérité ». Ce à quoi Pilate rétorqua : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Le Romain, sceptique, n’attendait manifestement pas de réponse à cette question et le saint n’en donna pas non plus. Car, en tant que roi messanique, témoigner de la vérité ne constituait pas la raison essentielle de sa venue sur terre. Il était né pour témoigner de la justice, de cette justice qu’il voulait réaliser dans le royaume de Dieu et pour laquelle il est mort sur la croix.

Derrière la question de Pilate se cache ainsi une autre question, soulevée par le fait que le crucifié a versé son sang sur la croix, une question encore plus vaste, l’éternelle question de l’humanité, à savoir : « Qu’est-ce que la justice ? ».

Aucune autre question n’a déclenché autant de passions, ni fait couler autant de sang précieux et de larmes amères. Sur aucune autre question, les plus grands esprits, de Platon à Kant, n’ont autant réfléchi. Malgré cela, elle demeure plus que jamais sans réponse. Peut-être est-ce parce qu’il s’agit-là, comme le voudraient les partisans d’une forme de sagesse de la résignation, d’une de ces questions à laquelle l’Homme ne pourra jamais apporter de réponse définitive, mais tout au plus chercher à mieux la formuler.



I.

La justice en tant que problème de la résolution des conflits d’intérêts ou de valeur


1. La justice et le bonheur

La justice est, en premier lieu, une propriété possible, mais non nécessaire d’un ordre social. Elle n’est qu’en second lieu une vertu humaine. Car un homme est juste lorsque son comportement est conforme à un ordre considéré comme juste. Mais qu’est-ce qu’un ordre juste ? C’est un ordre qui régit le comportement des hommes de manière à ce que tous soient satisfaits et y trouvent ainsi leur bonheur. L’aspiration à la justice est l’éternelle aspiration de l’homme au bonheur. Comme il ne peut le trouver en tant qu’individu isolé, il le cherche dans la société. La justice est un bonheur social. C’est le bonheur qu’un ordre social garantit. À cet égard, Platon assimile la justice au bonheur lorsqu’il affirme que seul le juste est heureux, tandis que l’injuste, lui, est malheureux.

En affirmant que la justice est le bonheur, on ne répond toutefois manifestement pas encore à la question, on ne fait que la déplacer. Reste la question de savoir ce qu’est le bonheur.


2. Le bonheur des uns et le malheur des autres

Il est certain qu’il ne peut y avoir d’ordre juste, c’est-à-dire d’ordre garantissant le bonheur de tous, si on comprend le bonheur, conformément à son sens originel, comme un sentiment subjectif. Autrement dit, il ne peut y avoir d’ordre juste si on entend par « bonheur » ce que chacun croit être le bonheur pour lui-même. Car il est alors inévitable que le bonheur de l’un entre en conflit avec le bonheur de l’autre. Prenons l’exemple de l’amour, la plus importante source de bonheur et de malheur. Supposons que deux hommes aiment la même femme et que chacun d’entre eux croie, à tort ou à raison, ne pas pouvoir être heureux sans avoir cette femme pour lui seul. Mais, selon la loi et peut-être même selon leur propre sentiment, la femme ne peut appartenir qu’à l’un d’entre eux. Le bonheur de l’un fait alors inéluctablement le malheur de l’autre. Aucun ordre social ne peut résoudre ce problème de manière juste, c’est-à-dire de façon à ce que les deux hommes puissent être heureux. Il en est de même du jugement célèbre du sage roi Salomon. Comme on le sait, il ordonna de couper en deux un enfant que deux femmes se disputaient, tout en ayant l’intention de donner l’enfant à celle qui serait prête à y renoncer pour qu’il ait la vie sauve. Selon le roi, cette femme prouverait ainsi qu’elle aimait véritablement l’enfant. Mais, pour que le jugement de Salomon soit juste, encore faut-il qu’une seule des deux femmes aime l’enfant. Si les deux l’aiment, ce qui est possible, voire même vraisemblable puisque toutes deux le veulent, et si les deux renoncent pour cette raison à leur prétention, le conflit demeure irrésolu. Si l’enfant est donné en fin de compte à l’une des deux parties, alors le jugement est certainement injuste, puisqu’il rend l’autre partie malheureuse. Notre bonheur dépend très souvent de la satisfaction de besoins qu’aucun ordre social ne peut garantir.

Voici un autre exemple : on doit procéder à la nomination d’un chef d’armée. Deux hommes se portent candidats, mais un seul d’entre eux peut être choisi. Il semble évident que c’est celui qui est le plus qualifié pour ce poste qui devrait être choisi. Mais que faire lorsque les deux candidats sont aussi qualifiés l’un que l’autre ? Une solution juste est alors exclue. Supposons que l’un d’entre eux soit considéré comme plus qualifié parce qu’il a une belle silhouette et un visage gracieux, de sorte qu’il donne l’impression d’avoir une forte personnalité, tandis que l’autre est petit et d’apparence quelconque. Si le premier obtient le poste, l’autre ne ressentira pas du tout la décision comme juste. Il se demandera pourquoi il n’est pas d’aussi belle apparence que l’autre, pourquoi la nature lui a accordé un corps bien moins attrayant. En fait, lorsque nous jugeons la nature du point de vue de la justice, force est d’admettre qu’elle n’est pas juste : elle fait les uns en bonne santé et les autres malades, les uns intelligents et les autres idiots. Aucun ordre social ne peut remédier complètement à l’injustice de la nature.


3. Le plus grand bonheur du plus grand nombre (Bentham)

Si la justice est le bonheur, alors un ordre social juste est impossible tant et aussi longtemps que l’on assimile la justice au bonheur individuel. Mais un ordre social juste est également impossible lorsqu’il est défini non comme le bonheur individuel de tous, mais comme cherchant à susciter le plus grand bonheur du plus grand nombre. Il s’agit de la célébre définition de la justice formulée par le philosophe et juriste anglais Jeremy Bentham. Mais la formule de Bentham n’est pas davantage valable si l’on conçoit le bonheur comme une valeur subjective. En effet, des individus différents se représentent de manière extrêmement différentes ce en quoi consiste leur bonheur. Le bonheur qu’un ordre social est susceptible de garantir ne peut pas être le bonheur au sens subjectif et individuel du terme, mais uniquement celui entendu au sens objectif et collectif. Cela veut dire qu’on ne doit entendre par bonheur que la satisfaction de certains besoins reconnus par l’autorité sociale, par le législateur, et étant dignes d’être satisfaits. Il en est ainsi, par exemple, de la satisfaction des besoins alimentaires, vestimentaires, de logement, etc. À n’en point douter, la satisfaction de besoins reconnus socialement diffère complètement du sens originel du mot. Car ce sens est, de par l’essence même de la chose, hautement subjectif. Si le désir de justice est si élémentaire, si profondément ancré dans le coeur de l’homme, c’est parce qu’il n’est que l’expression de l’impérissable désir de son propre bonheur subjectif.


4. Le changement de sens du concept de « bonheur » analogue au changement de sens du concept de « liberté  » – La justice en tant que liberté

L’idée de bonheur doit subir un changement radical de signification pour devenir une catégorie sociale : le bonheur de la justice. La métamorphose par laquelle on passe du bonheur individuel et subjectif à la satisfaction de besoins reconnus socialement ressemble à celle-là même que l’idée de liberté doit connaître pour devenir un principe social. Et l’idée de liberté est d’ailleurs maintes fois identifiée à celle de justice en ce sens qu’un ordre social est considéré comme juste lorsqu’il garantit la liberté individuelle. La véritable liberté, c’est-à-dire la liberté de toute contrainte, de toute forme de gouvernement, étant incompatible avec toute forme d’ordre social, l’ idée de la liberté ne peut conserver la signification négative d’un « être-libre » de gouvernement. Le concept de liberté doit admettre une forme particulière de gouvernement. La liberté doit signifier : gouvernement par la majorité et, si nécessaire, à l’encontre de la minorité des sujets gouvernés. La liberté de l’anarchie se transforme ainsi en autodétermination de la démocratie. Il en va de même pour l’idée de justice : du principe garantissant le bonheur individuel de tous, elle se transforme en un ordre social protégeant certains intérêts, soit ceux qui sont reconnus comme ayant suffisamment de valeur pour être protégés par la majorité de ceux qui se soumettent audit ordre.


5. Les conflits d’intérêts ou de valeur – Le problème de la hiérarchie des valeurs – Subjectivité et relativité des valeurs

Mais quels sont les intérêts humains qui ont cette valeur et quelle est la hiérarchie de ces valeurs ? C’est là la question qui se pose à tout un chacun lorsque des conflits d’intérêts surviennent et c’est seulement à ce moment-là que la justice devient problématique. Nul besoin de justice, lorsqu’il n’y a pas de conflits d’intérêts. Toutefois, un conflit d’intérêts se manifeste lorsqu’un intérêt ne peut être satisfait qu’aux dépens d’un autre intérêt ou encore, ce qui revient au même, lorsque deux valeurs entrent en conflit et qu’il n’est pas possible de les concrétiser toutes deux en même temps. Autrement dit, on a un tel conflit lorsqu’une valeur n’est en mesure de se concrétiser qu’au détriment d’une autre ou encore lorsqu’on est forcé de préférer la concrétisation de l’une à celle de l’autre, de décider laquelle des deux valeurs est la plus importante, la plus haute, et, en fin de compte, de décider laquelle constitue la valeur suprême. Le problème des valeurs est d’abord et avant tout le problème des conflits de valeurs. Et ce problème ne peut être résolu avec les moyens de la connaissance rationnelle. La réponse à cette question est toujours un jugement qui, en fin de compte, sera déterminé par des facteurs émotionnels et qui, pour cette raison, sera hautement subjectif. Autrement dit, il s’agit alors d’un jugement valable uniquement pour le sujet jugeant et il est, en ce sens, relatif.

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