Willard V. O. Quine J. S. Ullian La fabrique des croyances

Extrait

1. Introduction


Le terme « science » vient du mot latin qui signifie « connaissance ». La plupart de nos connaissances ne sont pas scientifiques, mais cela a plus à voir avec la façon dont elles sont organisées qu’avec le sujet sur lequel elles portent. En effet, tout ensemble de connaissances suffisamment organisées pour que les affirmations qui le constituent entretiennent entre elles des relations de preuve appropriées a au moins quelque droit à prétendre au statut de science. Ce qui fait la science, c’est son système, pas le sujet sur lequel elle porte. Et ce qui fait le système, c’est l’application judicieuse de la logique. La science prend ainsi sa source dans la recherche rationnelle de la vérité.

La communauté scientifique n’est pas un club privé. En principe – et dans le sens plus large de cette expression qui est aussi le meilleur – la recherche scientifique peut être entreprise par n’importe qui et porter sur presque n’importe quel sujet. Dans les faits, une telle recherche requiert habituellement une quantité considérable de connaissances préalables et un certain nombre de collègues prêts à nous aider dans notre recherche de la vérité – sans compter un équipement sophistiqué. S’il en est ainsi, c’est que la connaissance humaine a déjà beaucoup progressé. Mais, à la base, la recherche scientifique ne demande rien de plus que le fait d’être ouvert aux données, une certaine capacité à bien à raisonner et le désir profond de découvrir la vérité. Même si un peu d’ingéniosité par-dessus le tout est toujours bienvenue.

Bien entendu, la science n’est pas la seule discipline qui peut contribuer à nous éclairer : la littérature et les autres arts ont aussi ce pouvoir. On ne peut que prendre en pitié celui qui ne trouve rien à tirer de la poésie ou de la musique. On pense en général que la capacité à apprécier l’art n’entretient aucune relation avec la connaissance en tant que telle, comme si cette appréciation provenait du cœur tandis que la connaissance résidait dans le cerveau. Mais certains auteurs, comme Nelson Goodman, ont récemment soutenu de façon convaincante que la composante cognitive joue dans cette appréciation un rôle bien plus substantiel qu’on ne le réalise habituellement. Notons au passage que « cognitive » vient du mot latin pour apprendre ou acquérir de nouvelles connaissances.

Mais, tout comme la lumière s’oppose aux ténèbres, la science et la raison ont leurs ennemis. La superstition et la croyance dans la magie sont aussi anciennes que l’homme lui-même, car l’intransigeance de certains faits et notre impuissance à les contrôler peuvent être trop difficiles à accepter. Ajoutez à cela que nous vivons à une époque où il est bien vu de se méfier de toute théorie qui fait consensus et des autorités officielles, et alors il n’est pas étonnant que les attitudes et les doctrines contraires à la raison parviennent à rassembler autant de soutiens. Néanmoins, nous pouvons comprendre ce qui motive ce courant antirationaliste sans pour autant que cela diminue notre zèle à le combattre. Un exemple extrême de cette vision du monde obscurantiste peut être trouvé dans un catalogue récent de formations continues qui présente de la manière suivante un cours intitulé « Philosophie » : « En tant qu’enfants de la science, nous avons fondé nos pratiques culturelles sur la logique, le cognitif, le vérifiable. Mais, de nos jours, un spectre s’insinue peu à peu dans nos recherches et notre façon d’étudier le monde : la possibilité selon laquelle il existerait des formes de connaissance qui échappent radicalement à notre cognition, d’autres façons de savoir qui dépassent les limites de notre logique et qui méritent que nous leur prêtions sérieusement attention. » Bien entendu, l’idée d’une « connaissance qui échapperait radicalement à notre cognition » est tout simplement contradictoire – il suffit de prêter attention aux termes employés pour s’en rendre compte. De plus, tout ce qui s’insinue n’est pas de l’or. On se demande combien d’étudiants se sont inscrits à ce cours.

Je ne dis pas que notre vie devrait se limiter à un apprentissage austère – il faut aussi jouer et s’amuser ! Mais des frontières nettes doivent être tracées. Une personne a tout à fait le droit de prendre un peu de bon temps à s’amuser avec une planche de ouija – mais si elle finit par croire qu’il s’agit d’une méthode de bon aloi pour découvrir la vérité, alors c’est qu’à un moment donné quelque chose est parti de travers. Nous n’aborderons pas ici les potentiels bénéfices sociaux des doctrines antirationalistes. Selon nous, il existe de bien meilleurs moyens d’échapper à la réalité, si tel est le but recherché. Dans les chapitres suivants, nous nous intéresserons aux façons de former et de maintenir des croyances vraies, que celles-ci soient agréables ou au contraire douloureuses.

Les doctrines qui vont de leur propre aveu à l’encontre de la raison sont assez faciles à repérer – ce qui est plus difficile, c’est de démasquer celles qui se parent des atours de la science. Ces derniers temps, les imposteurs de toutes sortes ont proliféré, même si les plus connus (l’astrologie et la numérologie) nous accompagnent depuis l’antiquité. Aujourd’hui, les biorythmes et les engrammes (pour ne citer que certains d’entre eux) viennent rejoindre les baguettes de sourciers et les accumulateurs d’orgone sur les étals déjà bien chargés de l’imposture. Et chacune de ces doctrines capillotractées a ou a eu son audience de fidèles dévots. Comment cela est-il possible, étant donné la fausseté flagrante de ces doctrines ?

Les principales raisons en sont assez évidentes. Tout d’abord, une grande partie de la science est devenue si complexe que sa pratique est hors de la portée de la plupart d’entre nous. Pour devenir un véritable spécialiste en physique des fluides ou en biologie nucléaire, de nombreuses années de formations sont nécessaire – tout comme pour devenir médecin ou psychologue expérimental. De ce fait, nous avons souvent du mal à comprendre ce que nous disent les spécialistes de ces disciplines. C’est comme s’ils nous parlaient dans une autre langue. Mais, plus important encore, leur renommée et leur supposée expertise ne les rendent pas pour autant capables de répondre à certaines questions fondamentales – en particulier à celles qui portent sur des sujets vitaux comme la maladie ou les troubles émotionnels. En de telles matières, il y a quelque chose d’effrayant à ne pas savoir. Et cette peur conduit souvent ceux qui veulent s’en débarrasser à s’attacher à la première solution qui leur laisse entrevoir un peu d’espoir, sans prendre le temps de s’interroger sur le bien-fondé de celle-ci.

Et c’est ainsi que naissent les cultes, qui prétendent répondre à un besoin que la science aurait échoué à combler – et offrent à leurs membres potentiels une place facile d’accès. Même si certains de ces cultes restent plutôt inoffensifs, le simple fait qu’ils contribuent à diffuser une fausse doctrine constitue un problème. La plupart de ces doctrines se font passer pour des sciences à part entière. En effet, en dépit de certaines défiances envers les autorités scientifiques, le mot « science » reste un gage de qualité pour de nombreuses personnes. De ce fait, on peut constater que nombre de ces théories font des emprunts très libéraux à la véritable science et qu’un plus grand nombre encore font usage de termes qui pourraient passer à l’oreille des non-initiés pour la matière même dont est faite la vraie science. En fait, la plupart de ces pseudo-doctrines sont inintelligibles : leur contenu n’est qu’une illusion qui s’évanouit dès qu’on y regarde d’un peu plus près. Mais, étant donné qu’une grande partie la véritable science est incompréhensible pour la plupart d’entre nous, cette inintelligibilité même peut passer pour un signe d’authenticité. Dans le pire des cas, elle peut même inspirer de la révérence.
Ces doctrines s’accompagnent souvent d’attaques provocatrices contre la science institutionnelle. D’après elles, la science est au service d’intérêts particuliers. Et effectivement, il est déjà arrivé que de tels intérêts viennent ralentir la marche de la science – ce qui peut conduire ce genre d’attaques à trouver un certain écho auprès du public. Mais ces accusations sont poussées au-delà de toute limite raisonnable. Il n’y a pas si longtemps, on pouvait trouver un pamphlet qui « prouvait » que le nombre π était exprimable sous forme de fraction. A l’en croire, l’aristocratie scientifique avait eu tout intérêt à dissimuler cette découverte. Mais maintenant la vérité éclatait aux yeux de tous – du moins tous ceux qui étaient prêts à payer une modique somme.

Dans le cas où la vérité remise en question est de nature mathématique, il y a de bonnes chances pour que le débat puisse être tranché de manière définitive – c’est le cas, fort heureusement, pour π. Mais de nombreuses autres doctrines peuvent se servir de l’argument suivant comme d’un bouclier : vous (doigt pointé vers celui qui suit les autorités scientifiques) ne pouvez pas prouver que c’est faux ! Et effectivement, pour nombre de ces théories qui vivent à la limite du plausible ou l’ont allègrement franchie, il est difficile de montrer de manière définitive qu’elles sont fausses. La plupart d’entre elles sont exprimées dans des termes si vagues et si fumeux qu’il est difficile de voir ce qui en constituerait une réfutation, vu qu’elles n’ont tout simplement pas de sens. Et c’est là que la naïveté du croyant peut se mêler à son goût pour les gigantomachies. Pour lui, le fait qu’il est impossible de détruire entièrement sa croyance constitue une raison de plus pour s’y attacher. Et le fait que ces scientifiques si puissants soient incapables de le mettre à terre peut constituer pour lui une source de joie : au bout du compte, cela représente pour lui une victoire sur ceux qui détiennent le pouvoir.

Qu’elle soit bonne ou mauvaise, il est souvent impossible de prouver de façon définitive qu’une théorie est vraie ou fausse. Nous expliquerons bientôt pourquoi. Et malheureusement, la fausse science n’est pas la seule à avoir abusé sans vergogne de cette situation. Il y a encore quelques années, on trouvait dans la plupart des principaux journaux de grandes publicités dans lesquelles les producteurs de cigarettes annonçaient fièrement que leurs scientifiques « indépendants » étaient sur le point de prouver qu’il n’y avait après tout aucun lien de cause à effet entre le fait de fumer des cigarettes et celui d’être atteint d’un cancer du poumon. Les preuves accumulées en faveur de ce lien étaient en fait accablantes et l’honnêteté aurait voulu qu’on le mentionne. Mais, profitant du fait que ce lien de cause à effet n’avait pas été prouvé avec une certitude absolue, ces publicitaires avaient monté en épingle ce résidu de doute – déjà peu raisonnable – pour en faire un soutien inconditionnel à la thèse opposée. De plus, leur promesse constituait déjà une perversion de l’attitude qu’on attend d’une véritable science : en effet, une science digne de ce nom cherche la vérité où qu’elle se cache, pas à soutenir une entreprise et lui permettre d’engranger des profits.

On pourra noter que nos réflexions nous ont conduit à montrer nous aussi des signes de méfiance. Et nous ne pouvons nier avoir fait nous aussi référence à des intérêts particuliers. Il nous faut donc admettre que de telles accusations sont parfois légitimes. Et parfois, quels que soient par ailleurs leurs motifs, il arrive que certains scientifiques éminents fassent erreur sur toute la ligne. En science comme ailleurs, l’utilisation des méthodes les plus éprouvées ne garantit pas nécessairement qu’on aboutira à une théorie viable. Tout comme l’utilisation de méthodes douteuses, même combinées aux motifs les plus vils, n’empêche pas nécessairement d’aboutir à la vérité – même si cela rend un tel succès très peu probable.

Dans les chapitres qui suivent, nous aborderons la plupart des critères qui permettent de distinguer les croyances raisonnables de celles qui ne le sont pas. Mais ces critères ne sont pas sans failles. De plus, ils ne convergent pas toujours vers la même conclusion. Quand nous parlerons des Vertus nécessaires à l’évaluation des différentes hypothèses, nous verrons que celles-ci nous invitent à multiplier les points de vue à partir desquels nous faisons le tri entre nos différentes croyances potentielles et à prendre en compte toute une variété de considérations. Les décisions que nous prenons en science, comme les décisions que nous prenons dans notre vie, peuvent être difficiles. Il n’existe pas de mètre étalon pour les croyances formées de façon responsable.

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