Christine Tappolet, Fabrice Teroni, Anita Konzelmann Ziv, Les ombres de l'âme, penser les émotions négatives (Essais pour Kevin Mulligan)

Extrait

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Cet extrait est tiré de: Les ombres de l'âme – Penser les émotions négatives

sous la direction de Christine Tappolet, Fabrice Teroni et Anita Konzelmann Ziv

publié à Genève par les éditions markus haller, © 2011 éditions markus haller. Tous droits réservés.

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Introduction

Christine Tappolet, Fabrice Teroni et Anita Konzelmann Ziv


Les émotions que nous ressentons colorent nombre de nos pensées et de nos actes. Force est de constater que les tonalités qu’elles leur confèrent tirent bien souvent vers le sombre. Nous disposons ainsi d’un riche vocabulaire pour nommer les émotions négatives telles que la tristesse, la peur, la honte, la culpabilité, le regret, le remords, le ressentiment, la déception, le désespoir, l’indignation, le mépris, l’envie, la jalousie, la haine, la colère et le dégoût. En fait, nous sommes enclins à opérer de plus fines distinctions parmi les émotions négatives que parmi les émotions positives. Si le constat d’Alain selon lequel « nous sommes ainsi bâtis que presque toutes nos émotions sont des malheurs » est assurément excessif, il n’en demeure pas moins que nos discussions quotidiennes tournent couramment autour des émotions négatives – nous cherchons alors à mieux comprendre leur genèse, à nous familiariser avec elles et à tempérer leur impact – et qu’elles constituent un thème littéraire privilégié.

Ce qui ne signifie naturellement pas que nos attitudes envers ces émotions soient univoques. Nous ne répugnons en effet pas toujours à les ressentir. Non seulement considérons-nous que certaines situations ou objets méritent de telles émotions, mais nous sommes également susceptibles de les rechercher, à l’instar de la peur autour de laquelle tournent nombre d’activités récréatives. Ainsi, si nous cherchons parfois par divers moyens plus ou moins couronnés de succès à nous débarrasser de nos émotions négatives, ceci ne présuppose aucunement que nous souhaitions une vie affective purement positive, vie dont il est permis de questionner l’intérêt et la cohérence. D’abord, nos satisfactions et nos joies ne dérivent-elles pas une grande partie de leur intérêt et de leur profondeur d’un effet de contraste avec les émotions négatives que nous avons effectivement ressenties ou auxquelles nous savons également être sujet ? Ensuite, n’est-il pas difficile voire incohérent d’attribuer à un être dépourvu de réactions affectives négatives les types d’attachements qui nous lient à certaines valeurs ou personnes et qui s’avèrent si fondamentaux dans la conception que nous nous faisons de nous-mêmes ? Que resterait-il après tout de l’homme honnête s’il n’était pas susceptible de s’indigner face à l’injustice ? Et pourrait-on dire d’une mère qu’elle aime son enfant si elle ne s’attristait pas des situations pénibles rencontrées par ce dernier ?

En dépit de leur importance et de la complexité de nos attitudes à leur endroit, les émotions négatives n’ont encore que trop rarement constitué un sujet d’étude à part entière. Cet état de fait s’explique en partie par l’importante revalorisation des émotions dans la littérature récente. La suspicion traditionnelle dans laquelle les émotions ont si régulièrement été tenues – elles se sont ainsi vues accusées de nuire à l’exercice de la raison et d’encourager le vice – a en effet progressivement laissé place à ce qui constitue aujourd’hui un consensus à propos des rôles positifs et indispensables qu’elles sont à même de jouer, en particulier pour ce qui regarde notre capacité décisionnelle, notre connaissance évaluative et notre raisonnement moral. Dans la mesure où les émotions négatives – ou du moins certaines d’entre elles – se prêtent plus difficilement que les émotions positives à une telle revalorisation, elles se sont vues relativement négligées. Il n’en demeure pas moins, le lecteur aura maintes occasions de le constater à la lumière des essais réunis ici, que l’examen des émotions négatives débouche sur des questions centrales auxquelles toute approche philosophique des émotions doit se confronter et que la suite de cette introduction a pour but de présenter.

Un examen des émotions négatives impose en premier lieu de mieux comprendre ce qui gouverne nos distinctions entre émotions positives et émotions négatives, distinctions qui structurent de manière caractéristique notre appréhension du domaine affectif. Au sein de la littérature contemporaine, les chercheurs tentent de résoudre ce problème épineux en examinant la nature de la valence ou de la polarité affective, tout en soulignant souvent la nature très variable des critères sur la base desquels il est possible de démarquer les émotions positives des émotions négatives. L’importance de cette distinction se révèle en outre dans le constat qu’une théorie des émotions doit posséder les ressources pour permettre de la tracer de manière plausible. Les essais de Fabrice Teroni et de Christine Tappolet, qui forment la première partie de ce volume, se focalisent sur certains des problèmes théoriques fondamentaux posés par la valence des phénomènes affectifs.

Aussi importante que soit cette démarcation entre émotions positives et négatives, il n’en demeure pas moins que notre vie affective se laisse parfois malaisément catégoriser de manière univoque en états positifs et négatifs. Notre attitude affective se caractérise au contraire souvent par son ambivalence, comme lorsqu’un objet ou une situation auxquels nous sommes confrontés engendre en nous des émotions mélangées. L’existence de cette ambivalence émotionnelle suscite à son tour des questions fascinantes. Elle peut par exemple, comme le souligne Olivier Massin, sembler incompatible avec la contrariété à première vue évidente du plaisir et du déplaisir et nous interroge également sur la nature de ces unions paradoxales du positif et du négatif. L’ambivalence émotionnelle permet en outre une approche originale d’un aspect des émotions au cœur de nombreux débats portant sur leur rationalité. L’ambivalence émotionnelle peut-elle en effet être rationnelle ? Cherchant à répondre à cette délicate question, l’essai de Clotilde Calabi permet d’approfondir les enjeux posés par la complexité de notre vie affective.

Ces relations étroites, mais de nature parfois conflictuelle, entre émotions et rationalité suscitent également de nombreuses questions à propos des rôles joués par les émotions négatives dans notre existence. On peut ainsi s’interroger sur les effets cognitifs et pratiques des émotions négatives, que ce soit au niveau général ou à celui d’un type d’émotion particulier. Jérôme Dokic nous conduit ainsi dans le territoire des sentiments existentiels négatifs tels que le sentiment d’étrangeté et montre que, si ces sentiments peuvent jouer d’importants rôles épistémiques, leurs dysfonctionnements sont au cœur de sérieux troubles psychopathologiques. Cet impact existentiel des émotions constitue également le centre des intérêts de Julien Deonna qui cherche à cerner la nature d’une émotion curieusement négligée et que nous désignons confusément lorsque nous affirmons que quelque chose nous émeut.

L’impact cognitif des émotions, et plus particulièrement celui des émotions négatives, peut également se mesurer à l’aune de leur influence sur notre capacité imaginative. Au contraire de ce que Malebranche suggérait, cette dernière ne saurait être facilement dépeinte comme une « folle qui se plaît à faire la folle » nous dépossédant de nos facultés rationnelles. Le phénomène intriguant constitué par la résistance imaginative, qui se révèle par exemple dans notre incapacité à imaginer des scénarios possibles dans lesquels l’ordre moral se trouverait radicalement modifié, suggère au contraire que l’imagination est assujettie à certaines de nos attitudes fondamentales. Explorant la nature de la résistance imaginative, Anne Reboul nous fournit ainsi de bonnes raisons de penser que les émotions négatives jouent un rôle crucial dans la détermination des limites auxquelles notre imagination se trouve confrontée. L’étroitesse des liens entre émotions négatives et imagination ainsi que leur impact sur notre vie quotidienne se dévoilent également, comme le souligne Philipp Keller, à travers la difficulté que nous avons à appréhender certains discours, comme le discours raciste, de manière détachée.

La complexité des rapports entre émotions négatives, cognition et rationalité peut enfin être mesurée de manière plus spécifique par l’examen d’émotions négatives particulières. Les deux discussions formant la dernière partie de ce volume nous convient à un tel examen à travers la considération de multiples facettes du dégoût et de l’écœurement. Si le dégoût constitue en effet une émotion particulièrement désagréable, son rôle cognitif ne saurait être sous-estimé. Vivian Mizrahi montre ainsi comment il s’entremêle à certains objets de la perception et souligne son importance stratégique cruciale dans la détection des substances potentiellement nocives. Son rôle ne s’arrête bien sûr pas là : à l’instar de la plupart de nos émotions, le dégoût est susceptible de riches interactions avec nos états cognitifs les plus complexes. Anita Konzelmann Ziv nous permet de le constater à la lumière de la vie intérieure d’un personnage de fiction, écœuré de manière singulière par sa propre beauté. Elle illustre ainsi la sophistication qui peut caractériser une émotion négative à première vue intimement liée à des réactions viscérales plus ou moins automatiques, ainsi que son rôle fondamental pour l’éthique.

Ce rapide survol des différentes questions suscitées par l’examen des émotions négatives aura, nous l’espérons, montré l’importance des enjeux auxquels se trouve confrontée une philosophie des émotions attentive à la richesse et à la complexité de notre vie affective.

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